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Un soir, un livre 2024

 

Cercle de lecture convivial ouvert à tous, qui fonctionne sous la houlette de Jeanne Bem

On se rencontre une fois par mois environ et on discute du livre choisi lors de la précédente rencontre.
On peut venir aussi juste pour attraper le désir de lire.

Les comptes-rendus sont rédigés par Jeanne Bem

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Prochaine rencontre
Autour de Manon Lescaut (1731),  de l'Abbé Prévost 
le jeudi 19 décembre, à 15 heures, chez Nicole Grémeaux, Autun

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Mercredi 13 novembre 2024

Nous étions hier chez Agnès (merci à elle pour son thé qui a agrémenté les gâteaux!), et nous avons discuté du dernier roman de Maylis de Kerangal: "Jour de ressac". Discussion longue et intéressante, qui a mis au jour plusieurs aspects.

La romancière est connue pour choisir des sujets de société très bien documentés, auxquels elle donne du relief grâce à une fiction habilement conçue. Ce roman est un peu différent, car le parti pris réaliste, qu'elle n'abandonne pas, se voile paradoxalement d'une brume  plus intimiste. Dans un entretien, Maylis de Kerangal elle-même a fait le rapprochement avec Modiano.

L'histoire, brumeuse donc, reste parfaitement située dans notre réel à nous, et dans un lieu précis et circonscrit: nous sommes au Havre, dans l'hiver de 2022. La guerre en Ukraine a commencé. Et pas loin du Havre, sur les plages du Pas-de-Calais, on trouve des naufragés sur des plages... Le roman raconte une journée dans la vie d'une femme de 49 ans, Parisienne depuis longtemps - une journée au Havre, qu'elle passe à arpenter ce qui a été autrefois la ville de sa jeunesse. La romancière se moule dans le genre du roman policier, mais ce n'est qu'un fragile et fallacieux fil narratif. Le vrai sujet est la mémoire, l'identité, le sens de l'existence.

Donc, sur une plage à proximité du port du Havre, on vient de trouver le corps d'un homme mort non identifié. Dans la poche du mort, le numéro de téléphone de la narratrice. Qui est cet homme? Elle a été convoquée par la police du Havre pour aider à l'identification. Mais ce mort qui est un mystère met surtout en marche une mémoire. Le matin, au sortir du commissariat, "face à moi, le plan du Havre s'est animé tel un profil de créature humaine". Maylis de Kerangal fait par touches successives le portrait de son héroïne (ainsi que les portraits d'autres personnages secondaires). Mais le plus beau portrait, c'est le portrait de la ville du Havre elle-même - qui a été aussi la ville de jeunesse de la romancière (on a ici le côté autobiographique de ce roman). 

Ainsi, pour la narratrice, la vraie question n'est pas: qui est le mort? mais: qui ai-je été? et qui suis-je? Tout un passé remonte par bribes, au hasard des rencontres de la journée. La promenade mémorielle s'enfonce aussi, par strates, dans le passé de cette ville, qui est si particulier: car en 1945, Le Havre n'était qu'un champ de ruines, et de la gare on voyait la mer. Puis, dans la décennie 1950-1960, les habitants virent surgir un centre ville tout neuf fait de blocs géométriques en béton gris-noir - une architecture caractéristique de la reconstruction (et qui est aujourd'hui inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco). Pour le visiteur occasionnel Le Havre est une ville d'aspect ingrat: pas pour Maylis de Kerangal, qui réussit à nous en transmettre une image-kaléidoscope émouvante.

"Jour de ressac" peut rebuter à cause de certaines phrases-paragraphes un peu trop longues, et à cause du tissage entre différents fils thématiques interrompus puis repris plus loin. Thème de la mer: plus qu'à un ressac, on pense à une dérive - il faut accepter de se laisser porter. De plus, la romancière propose discrètement une mise en abîme de son travail. Dans un entretien (France Inter, La 20e heure), elle oppose la dimension orale du langage à l'écriture: ce sont deux "langues" différentes. De là le choix du métier de la narratrice: elle travaille dans le cinéma, elle utilise sa voix pour doubler des films en langue étrangère. Le thème de la "doublure" vient renforcer, et interroger, le thème de l'identité (qui suis-je quand je "double" un personnage sur l'écran?) L'opposition entre oralité et écriture se retrouve peut-être encore dans le métier (complémentaire?) du mari de la narratrice: il est imprimeur - à lui la passion des papiers, des encres, des caractères typographiques. Doubler et imprimer: ce sont deux métiers aujourd'hui menacés, pour des raisons différentes, et cela ajoute encore une touche mélancolique à ce livre. Dans la discussion, on a hésité sur la "fin" du récit. Est-ce une frustration pour nous? ou est-ce une fin "ouverte", comme on en trouve des exemples parfois dans les romans ou dans les films?

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Mardi 15 octobre 2024

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Nous étions huit, hier à Autun chez Joselyne (merci pour son accueil!), et nous avons discuté du roman de Tracy Chevalier, "La fileuse de verre".

C'est un certain type de roman historique très prisé dans le lectorat anglais et américain: il doit être parfaitement documenté et donner ses sources (voyez les Remerciements), et bien sûr l'intrigue s'articule autour d'un destin individuel attachant - ici Orsola, la fileuse de perles, que nous suivons depuis ses neuf ans jusqu'à l'âge d'être grand-mère. Donc nous savons tout maintenant sur le travail du verre à Murano, sur les relations ambiguës entre la petite île et Venise, sur "le continent" qui n'est qu'un horizon presque interdit, sur la dureté du travail des familles d'artisans soumis aux lois du marché, et (thème important pour son actualité) sur la très dure condition des femmes du peuple au cours des siècles. Une histoire d'amour contrarié est le fil sentimental émouvant qui court d'un bout à l'autre du livre. La fiction de Tracy Chevalier est souvent d'un réalisme impressionnant, comme par exemple pour l'évocation d'une épidémie de peste au 16e siècle.

L'originalité du roman c'est que la romancière se situe sur deux temporalités parallèles, ce qui donne au roman une dimension "fantasy": l'histoire de Venise est racontée en sept tranches temporelles successives (du 15e au 21e siècle), mais l'histoire d'Orsola et de sa famille se déroule dans le temps d'une vie humaine: on change de siècle à Murano, mais les personnages ne vieillissent à chaque fois que de quelques années.

Tout cela est conduit de main de maître: aussi avons-nous eu une discussion très consensuelle, avec peu de relief! On a fait des comparaisons entre la peste et notre récent confinement. On a apprécié la couleur locale apportée par les petites citations en italien vénitien qui ponctuent les dialogues. Certains ont trouvé les précisions techniques un peu longues et lourdes - mais c'est vraiment la loi du genre.

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Mercredi 7 août 2024

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Nous étions douze en tout, hier chez Chantal, au bord de l'Arroux, un vrai paradis - merci pour son accueil si attentionné!

 

Nous avons discuté de ce roman écrit et publié en yiddish, en feuilleton, en 1916 (et resté inachevé suite à la mort de l'auteur, Sholem-Aleikhem) et récemment superbement traduit en français: "Motl en Amérique". Il fait suite à un roman antérieur: "Motl, fils du chantre", qui raconte le départ de la famille de son shtetl natal et ses errances en Europe avant le départ pour l'Amérique. La discussion a été très animée, généralement le livre a intéressé.
Ce roman est un document: l'auteur, de son vrai nom Cholem Naoumovitch Rabinovitch, a fait des aller-retour et il a immigré deux fois aux Etats-Unis, il parle de ce qu'il connaît. Mais c'est surtout un texte littéraire qui relève d'un genre: le récit humoristique d'une série d'aventures-mésaventures - le principe étant que les immigrés choisissent de ne pas s'apitoyer sur leur sort. Malgré la légèreté du ton, il y a des moments poignants, comme au début l'arrivée et le triage sur Ellis Island, ou l'évocation, faussement factuelle et dénuée d'émotion, d'un pogrom page 65 (chapitre 13). 
Le lieu d'origine des émigrants, c'est ce que l'auteur appelle "Pogromland": un territoire qui est une large bande qui descend en diagonale de la Baltique à la Mer Noire, qui est bordé à l'ouest par la Prusse et à l'est par la Russie, et qui au 18e siècle a été désigné aux juifs par l'impératrice Catherine comme le lieu où leurs villages et petites villes seraient tolérés. Le nom historique est "la zone de résidence". Le shtetl d'où vient Motl est à situer dans la partie sud, en Ukraine. Et on sait que l'assassinat du tsar Alexandre II en 1881 a ouvert en Europe de l'est une période de plusieurs décennies de violences extrêmes contre les juifs, qui a poussé des centaines de milliers d'habitants à fuir vers l'ouest.
Comme document, c'est une fiction réaliste qui nous fait vivre "en direct" l'acculturation des immigrants juifs à New York. Au centre du roman il y a un petit clan familial, et le narrateur en est le plus jeune membre, c'est un garçon qui doit avoir onze ou douze ans. Son regard est plein de curiosité, de naïveté et d'intelligence aussi, il exerce parfois une ironie qu'il faut attribuer à l'écrivain qui parle derrière sa voix. Du "Pogromland" ils débarquent dans le "Yiddishland": cette partie de New York où ils retrouvent, transportée au "pays de la liberté", toute leur petite société avec sa synagogue de là-bas, ses valeurs simples et ses traditions. On a aussi l'impression que l'énergie du Nouveau Monde les galvanise, et ils deviennent rapidement presque "Américains" alors qu'ils vivent surtout entre eux!
Des comparaisons littéraires ont été évoquées: on a comparé les personnages et les dialogues au genre de la BD. Pourquoi pas? Motl dessine et voudrait devenir caricaturiste. Il est vrai que Sholem-Aleikhem crée des types, ils ont leurs lubies et répètent tout le temps la même chose. Mais les jeunes évoluent quand même. Ils vont au cinéma voir les premiers films de Chaplin. Ils sont saisis par l'esprit d'entreprise. Ils s'imprègnent de mots anglo-américains, qui sont transcrits dans le livre de façon phonétique - une source d'énigmes pour les lecteurs! Je pense à une autre comparaison, avec le théâtre de boulevard genre Feydeau ou Labiche: la thématique n'est pas la même, mais c'est bien le même procédé, qui consiste à faire se rencontrer des types sociaux reconnaissables dans des situations prévisibles, et à en faire de la matière humoristique.

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Mardi 9 juin 2024

L'origine des larmes de Jean-Paul Dubois (Ed. de l'Olivier, 2024)

image : /upload/Annee 2024/UnSoir24_Dubois_Origine_Couv.jpg

Le roman de Jean-Paul Dubois, "L'Origine des larmes", a suscité une discussion avec avis très contrastés. Plusieurs ont pris un grand plaisir à le lire, en le trouvant inventif, bien conçu, bien écrit, et même amusant. A l'autre bout, il y a eu l'expression inverse: un livre qui sent trop l'artifice de la fabrication, et qui est franchement déprimant par son accumulation systématique d'horreurs (surtout quand on le lit dans le contexte sociétal actuel et pendant d'interminables journées de pluie).

L'auteur a énormément publié: dans notre groupe on avait déjà lu "Le Cas Sneijder" (sur la chute de l'ascenseur) et "Tous les hommes n'habitent pas le même monde" (sur les deux prisonniers). Il est sûr qu'il a le coup de main pour construire un roman, à partir d'une idée originale (tirer au pistolet sur un père mort), et en choisissant soigneusement un petit nombre de motifs à alterner régulièrement - ici "les larmes", motif distribué sur plusieurs "supports" narratifs (avec la pluie en leitmotiv), mais aussi l'obsession des marques de voitures (la Simca!) ou encore "le chien" (personnage fantasmé qui devient l'ami ultime quand il ne reste plus rien).

Plus que le style, correct sans plus, c'est le choix narratif pour rendre compte de la thérapie qui a été remarqué: on n'a pas un dialogue banal entre un psychanalyste et un analysant. En fait leur tête-à-tête n'est qu'implicite, c'est le lecteur qui doit l'imaginer, en filigrane du récit-monologue de Paul, qui déroule pour le lecteur, dans un ordre implacable, la liste des horreurs commises sur l'enfant par le père monstrueux.

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Vendredi 24 mai 2024

Poussière blonde de Tatiana de Rosnay (Albin Michel - 2024).

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Le roman de Tatiana de Rosnay, "Poussière blonde", a suscité une discussion intéressante. Il permet de décortiquer certains procédés de la littérature.

C'est un roman qui met en oeuvre, avec succès, un certain nombre de "recettes": 

- choisir un moment historique, un lieu et des protagonistes réels bien documentés (le tournage des "Misfits" à Reno, Nevada, en 1960); 

- se limiter à un petit nombre de thèmes qu'on peut faire se croiser (la vie de Marilyn, les chevaux sauvages, l'immigration précipitée des "war brides" après 1945, le clash entre deux Françaises, une mère et sa fille, et la réalité de l'Amérique profonde); 

- et enfin faire se rencontrer des personnages de fiction (surtout cette jeune Pauline) avec des personnages "historiques" qui ont existé (un procédé souvent utilisé déjà au 19e siècle). 

On a remarqué que certains thèmes ont été mis de côté, comme la question du racisme aux USA, pourtant très importante à cette époque: cela aurait alourdi cette histoire, qui raconte plutôt l'émancipation d'une jeune femme (d'origine immigrée, mais "blanche") à un moment de domination patriarcale très lourd. Elle s'en sort grâce à son caractère solide et aussi grâce à une intervention de Marilyn Monroe digne d'un conte de fées. "Poussière blonde" est typiquement "un roman qui fait du bien" ("feel good"). Cela n'empêche pas l'autrice de mettre en scène des situations de conflit, tant en ce qui concerne l'héroïne de fiction que la star authentique, qui tourne ici son dernier film, et qui est comme on sait "au bout du rouleau". La relation, pas évidente, d'amitié entre une simple femme de chambre et la star qui loge dans un palace, est traitée avec finesse. Pauline est témoin, l'espace de quelques semaines, d'une vie faite de glamour et de vide existentiel. Cela la dépasse un peu, mais cela ne lui donne pas la grosse tête.

Généralement, on a lu ce roman avec plaisir. Le style est simple et agréable. Le dispositif du grand flash back, partant de la destruction du palace en 2000 et revenant ensuite, très chronologiquement, aux décennies 1940, 1950 et 1960, rend le récit parfaitement lisible.

La discussion s'est ensuite déplacée sur plein de films divers, des classiques et des récents - car ce roman met en marche chez les lecteurs une imagination cinématographique.

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Vendredi 12 avril 2024 

Les papillons du bagne, de Jean Rolin, POL, 2024 

image : /upload/Annee 2024/UnSoir24_Rolin_Papillons_Couv.jpg

Nous avons eu une très bonne discussion hier chez Elisabeth - nous étions sept, mais six personnes de plus seraient venues si elles avaient pu.
Ce livre, "Les papillons du bagne", était un peu une énigme, et nous ne connaissions pas beaucoup Jean Rolin, qui est pourtant célèbre. Il est né en 1949 et il a été grand reporter, il a sillonné la planète.

Il y a plusieurs façons de lire "Les papillons", d'où des réactions contrastées qui vont de l'agacement et du refus à l'adhésion franche, en passant par un intérêt mitigé. L'auteur voyage dans des lieux précis que la lectrice, le lecteur, est content de reconnaître et de confronter à ses propres impressions ou souvenirs. Jean Rolin voyage surtout beaucoup dans les livres - en l'occurrence il ranime par exemple pendant un moment le souvenir de la romancière Katherine Mansfield, mais il l'abandonne pour se concentrer sur les ouvrages des spécialistes des papillons. La liste d'ouvrages qu'il donne à la fin montre son érudition; elle montre aussi que, s'il est bien vrai qu'il a effectivement visité la Guyane, son livre est quand même en grande partie un collage d'emprunts à ces ouvrages savants.

L'agacement peut venir de ce qu'on ressent une certaine désinvolture chez l'auteur: après un premier chapitre sur les papillons "morpho", on les perd de vue pour une randonnée littéraire sur la Côte d'Azur, elle-même abandonnée brusquement au bout de 60 pages. Nous avons remarqué le manque de structure, de but. Les longues phrases à tiroirs peuvent rebuter aussi. Mais le dernier mot du dernier paragraphe du livre est "littérature". Et donc toutes les réserves émises peuvent être retournées en positif: Jean Rolin ne s'occupe que de littérature, il crée un "objet littéraire", un monde fait de phrases (qui sont caractéristiques de son style) et de centres d'intérêt qui peuvent paraître complètement secondaires ou futiles. En ancien reporter il "photographie" bien pour nous des rues et des paysages (champ, bord de mer, rivière, pont...), mais en fait il "zoome" avant tout sur des noms qui disent les aléas de l'Histoire et de la France républicaine (la Rue des Peuples-Autochtones!) et sur d'autres noms, savants ou courants, désignant toute sorte de plantes et d'oiseaux. Les humains, sauf exception, apparaissent peu.

Il est possible de prêter (hypothétiquement) à Jean Rolin une sorte de philosophie: vu les expériences qu'il a traversées (une des plus impressionnantes: les guerres de l'ex-Yougoslavie), il s'est fixé un parti pris d'ironie vis-à-vis du monde tel qu'il va: pas d'engagement politique, pas de prise de position humanitaire surtout! Certes, nous ne récusons ni les horreurs passées (le bagne, les différentes catégories de bagnards, le déracinement des Hmong...), ni les horreurs présentes (inutile de détailler), mais nous fixons notre regard de préférence sur les ibis rouges, et bien sûr sur les morphos.

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Mardi 5 mars 2024

image : /upload/Annee 2024/UnSoir24_Debre_Nom_Couv.jpg

Nous étions dix, hier, chez Danièle Grilli - réunion très sympa, et la hasard a voulu que cette rencontre soit exclusivement féminine.

Cela convenait au sujet: l'idée était de confronter "Nom" de Constance Debré à "Proust, roman familial" de Laure Murat, étudié le mois précédent.

Et c'est vrai qu'il y a des parallélismes frappants - à chaque fois, la relation de l'auteure à ses deux côtés, le "côté de la mère" et le "côté du père"; une critique des familles (aristocratie et grande bourgeoisie); l'histoire d'une émancipation, l'affirmation d'une identité propre conquise de haute lutte, un nom et une origine sociale dont il faut se distancier; et même la référence à Proust. Evidemment chez Murat Proust est un thème massif, chez Debré c'est plus léger, avec de l'humour, comme quand elle dit qu'après l'incendie du château au Pays Basque (mère) on a commencé à passer les vacances dans la maison de campagne de Touraine (père): "Ce ne sont plus les Guermantes, c'est les Verdurin". Ou encore quand elle oppose Proust à Barthes, un auteur "typique de la bourgeoisie intelligente mais nulle, impuissante, mélancolique, prétentieuse, moribonde, mortifère". Murat est prof de lettres -- Debré ne fait grâce qu'à peu d'écrivains, elle recopie quand même un poème de Rimbaud.

Encore une ressemblance: le rapport aux parents est très ambigu, et on lit entre les lignes des traces d'éloges et de chagrin. Beaucoup de différences aussi: le récit est mené dans le désordre, mais chez Constance Debré le discours est plus haché, impulsif, saccadé. Laure Murat, c'est quand même la prof de fac - son texte est plus académique.

Nous avons toutes réagi fortement à ce livre, "Nom" (qui cache un "non!"). L'histoire détaillée de l'obsédante et oppressive famille Debré a été une découverte. Bref, la discussion sur Constance Debré a été sans fin - deux ou trois voix discordantes, pointant en particulier des contradictions: elle jette tous les livres, mais elle en écrit; elle rejette son nom, mais est-ce qu'elle serait publiée si facilement si elle avait pris un pseudo? Bien sûr, Constance Debré est un cas, elle est extrême, sa radicalité peut hérisser. On a du mal à accepter la "mauvaise mère". (Elément négatif racheté, puisque son fils a recommencé à la voir.) En tout cas plusieurs lectrices ont été enthousiastes. Faire table rase de tout, c'est un rêve qu'il nous arrive de caresser, et Debré le fait pour nous par procuration. Le temps de la lecture, on est là, waouh, comme c'est bien dit, comme c'est bien écrit, cette phrase-là, cette idée-là, mais je l'ai eue un jour moi aussi! En tant qu'autrice, Debré a des fulgurances, certains paragraphes, certains chapitres sont des bijoux. Tout le monde a voulu lire des passages à voix haute. La discussion était si passionnée qu'on ne s'entendait plus !

Une idée pour finir: Constance Debré choque, on lui tombe dessus - mais on accepte très bien Jean Genet par exemple, qui lui aussi était homosexuel, refusait de rien posséder, vivait dans des hôtels avec deux valises, et n'acceptait aucune assignation. Il est vrai que Debré a un nom à tuer -- Genet était sans nom.

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Mercredi 24 janvier 2024

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J'étais très contente hier de recevoir le groupe chez moi, ça me redonne confiance et ma convalescence progresse.

Réunion très sympa, nous étions onze.

Grande discussion un peu décousue sur ce livre de Laura Murat, "Proust, roman familial". La forme que prend ce livre est elle aussi assez décousue, bousculée, avec une répartition inégale de la matière narrative - entre autres, on a du mal à s'y retrouver dans les deux côtés de la noblesse d'Empire et d'Ancien Régime.

Chez Freud, l'enfant s'imagine un "roman familial" avec des parents imaginaires, et cela lui permet de se construire (ou de choisir le fantasme à la place du réel, ce qui est plus embêtant). Laure Murat, elle, en lisant à vingt ans "A la Recherche du temps perdu", a eu la surprise de découvrir la réalité même du milieu post-aristocratique dans lequel elle avait été élevée, et elle a pu ainsi le mettre à distance et s'en émanciper. Donc la fiction l'a paradoxalement dirigée vers le réel de son enfance. Mais c'est à cause de la configuration particulière de sa famille: car certains de ses ascendants figurent dans la "Recherche", certains de leurs titres de noblesse s'y retrouvent, et il y a des gens de sa famille qui ont personnellement connu Proust!

En même temps, grâce au roman de Proust, qui donne une vision très critique du milieu aristocratique, elle a mieux compris que cette réalité recouvrait en fait une vacuité, un vide, de simples signes qui ne renvoyaient qu'à un entre-soi.

C'est pourquoi on est pris, en lisant ce livre (roman? documentaire/témoignage? essai à la manière de Montaigne?), d'une sorte de vertige ou de malaise même, on ne sait plus trop bien où on est. D'autant que, si les aristocrates de Proust étaient déjà une espèce sociale en voie de disparition, les post-aristocrates des années 1960-1970 nous apparaissent comme d'incroyables survivants, évoluant dans un monde parallèle. Ce que l'autrice illustre avec humour à propos du titre "Princesse" qui n'est plus compris que comme un prénom !

Certains du groupe sont "entrés" dans le projet de l'autrice (auto-analyse ou auto-thérapie à travers Proust), d'autres pas. Il y a des passages où elle "fait cours" sur Proust - elle est prof: on a aimé, ou pas. On a trouvé (ou pas) que son livre donne envie de (re)lire Proust. On s'est demandé ce qui peut pousser de jeunes Californiens sur un campus du 21e siècle à s'intéresser à Proust - surtout s'il est traduit en anglais! (on n'ose même pas imaginer!) On a remarqué que Laure Murat attribue spécifiquement à son milieu d'enfance des caractéristiques d'entre-soi (codes de politesse, surnoms) qui en fait existent aussi en France dans d'autres milieux. On a trouvé que le père de Laure Murat avait une personnalité moins vide, plus consistante que ne le laisserait supposer son milieu: un producteur de films, un lettré qui a enrichi le milieu intellectuel et culturel parisien de son époque.

L'idée est venue de comparer Laure Murat à Constance Debré, qui elle aussi a donné un grand coup de balai qui l'a libérée de sa famille. Le prochain livre:

Constance Debré, "Nom" (2022). Comme c'est court, vous pouvez compléter avec les deux autres: "Play Boy" et "Love Me Tender".