Cher Chapeau
Hier, en montant au grenier j'ai décidé de tout ranger. J'ai ouvert un à un les cartons. J'ai étalé mes trésors devant moi et je les ai contemplés. Un peu comme on regarde un album photo, c'était ma vie.
Tu étais là, parmi mes souvenirs. La main tremblante je t'ai saisi. Tant de choses se sont alors bousculées dans ma tête, MON CHAPEAU ! Malgré les années tu n'as pas changé et même si tes couleurs sont moins vives qu'autrefois, tu es toujours aussi beau. Moi j'ai vieilli. Je ne suis pas sûre que tu m'aies reconnu tout de suite.
La tête me tournait, je me suis allongée. Je revoyais ce matin de novembre où tu as fait basculer ma vie.
J'avais dix-sept ans, on était en 1922. Il faisait froid, il y avait du vent, je t'ai enfoncé sur ma tête et je suis sortie. Le vent soufflait de plus en plus fort, tu t'es envolé. J'ai couru pour te rattraper mais tu allais si vite ! Un homme d'environ quarante ans t'a arrêté, il était brun. Comment pourrais-je oublier ce moment là ? Dans mon élan je l'ai bousculé, j'ai bafouillé une excuse, il a eu l'air de trouver cela très drôle car il a ri. Je devais avoir l'air ridicule. Les passants nous regardaient, j'étais gênée. N'y tenant plus, je t'ai sèchement pris de ses mains, je lui ai lancé un regard courroucé et j'ai tourné les talons. Tout aurait pu s'arrêter là mais il m'a retenue par le bras et s'est présenté. Il s'appelait Peter et était réalisateur. Il s'est excusé pour son attitude et m'a assurée qu'il ne se moquait pas de moi. Il m'a dit qu'il cherchait une jeune femme pour interpréter le personnage principal de son prochain film et m'a proposé le rôle. Je n'ai pas réfléchi, à dix-sept ans je n'avais aucun diplôme en poche - je n'aimais pas l'école - et à la maison il n'y avait pas beaucoup d'argent. J'ai dit oui. Mes parents étaient ravis, ils avaient toujours adoré le cinéma. J'ai passé une bonne partie de la nuit à te serrer contre mon coeur et à te remercier.
Le film a été un succès : ma carrière d'actrice a commencé. Tu étais mon porte-bonheur, je t'emmenais partout : de Paris à Katmandou, à toutes les réceptions, sur tous les tournages. On en a vu du pays ! Peu à peu le succès m'est monté à la tête. J'ai changé. Je t'ai délaissé pour d'autres couvre-chefs plus chics. J'ai fini par t'oublier et tu es monté au grenier avec les vieux objets cassés. Tu es resté quarante années au fond d'un carton : je te demande pardon. Moi aussi les gens m'ont oubliée. Bien sûr j'ai une grande et belle maison mais j'ai laissé derrière moi tout ceux que j'aimais et tous mes idéaux. C'est passé si vite, je ne m'en suis pas rendu compte, j'étais trop occupée à devenir quelqu'un. Je ne peux plus retenir mes larmes, je m'en veux.
Hier, je t'ai regardé pour la dernière fois et je t'ai remis dans ton carton. Il est bien trop tard maintenant pour tout changer. A quoi bon ? Ne me juge pas, je t'en prie, mais comprends-moi j'ai quatre-vingt cinq ans, les regrets ce n'est pas pour les vieilles femmes. Je veux finir mes jours en paix avec la femme que je suis devenue. Excuse-moi.
Merci pour tout ce que tu as fait.
Affectueusement. Greta.