Confession d'un collabo
Prix spécial du jury
Nous nous regardions et nous ne savions par où commencer. Ce jour là le mauvais temps, peu propice aux confidences, jouait en notre défaveur. Une brume épaisse enveloppait la ville. Les rayons du soleil avaient peine à s'infiltrer dans cette masse opaque. Certains poètes aimaient à dire que le ciel se mettait en deuil de toutes ces vies humaines, gâchées inutilement, ce qui lui accordait cette teinte si sombre.
Malgré les séquelles qu'elle avait laissées derrière elle, la guerre était finie. La vie reprenait son cours, en apparence du moins. Pourtant, l'odeur tenace de la peur imprégnait encore fortement l'étendard français. Elle persistait, troublant l'atmosphère, interdisant à nos esprits l'oubli de ce massacre. Les gens apprenaient de nouveau à vivre normalement. Mais comme le dit le vieux dicton, "Chasser le naturel, il revient au galop". Cependant, tous espéraient qu'un jour, en regardant le ciel, la peur d'apercevoir les avions militaires ne les submergerait plus. Et qu'ils pourraient au contraire s'enivrer de promesse d'avenir, retrouver ce sentiment de plénitude, ou encore se laisser séduire par l'illusion d'un monde meilleur.
Je dois bien avouer que la sensation d'être en permanence épié et suivi m'habitait toujours. L'habitude de parler à mi-voix, et celle de me fondre dans la masse, demeuraient elles aussi intactes. Cet instinct de survie que les persécutions des juifs avaient réveillé en moi, ne me quittait plus. Néanmoins, de toutes les blessures que ces visions d'horreur m'avaient laissées, la culpabilité était de ces fléaux qui me tyrannisait le plus. De quoi me sentais-je coupable ? Me demanderez vous lecteur. J'ai eu la chance de survivre. Les miens ne l'ont pas eue. Dure contrepartie pour les restants, que de devoir affronter la peine et ce sentiment de culpabilité qui les ronge.
Coupable qu'on leur ai octroyé, à eux, le privilège de l'existence, et pas à leurs semblables. Certains voyaient même en la mort une douce délivrance.
Je faisais partie de ces rares juifs rescapés. Grâce à la bonté et au courage de certains Français, j'avais réussi à échapper à la Gestapo et à la milice en me cachant dans les caves et les greniers. Mais tous n'ont pas profité de ces bienfaits. J'ai vu sous mes yeux impuissants, mes parents, mes sœurs, mes amis, mes cousins, mes oncles, mes tantes, ma fiancée, partir dans ces camions. Ces mêmes camions où l'on vous entasse comme du bétail, où votre condition d'Homme est bafouée et dénigrée, où l'on vous attribue un numéro, qui constitue alors la seule chose à travers laquelle vous existez encore... Cependant, il est préférable que je m'arrête ici et que j'en revienne à notre discussion, celle que j'ai évoquée dans ma première phrase.
Il était assis en face de moi. Je le dévisageais d'un regard inquisiteur, tentant en vain de trouver la preuve qu'il avait changé. Je ne vis rien. Absolument rien. A part les quelques rides qui parcouraient son visage, empreintes indélébiles des années révolues, il était resté le même. Ce jour là encore, il me sembla si doux, si inoffensif, presque vulnérable. Avant la guerre, cet homme était l'emblème même de la droiture et de la loyauté, patriote engagé, père de famille respecté. Je l'admirais beaucoup. Parfois, il me prenait même l'envie de l'imiter. A ce mètre étalon, je comparais mes qualités comme mes faiblesses. C'est sûrement cette estime que je lui portais, qui a rendu ma haine à son égard encore plus virulente, en apprenant ce qu'il avait fait. Mon ami Franck était devenu un collaborateur… Comment un homme tel que lui, dont les valeurs et les principes forçaient l'admiration de tous, pouvait-il à ce point changer ? Je pensais le connaître. Je pensais notre amitié acquise, et pourtant. C'est alors qu'après la guerre il m'a contacté. Il voulait que nous nous rencontrions. Ma première réaction, fut de refuser catégoriquement. L'hypothèse même de revoir ce visage de félon me répugnait. Puis, j'ai finalement accepté. Je voulais donner une explication à ce que ma morale ne pouvait concevoir, une raison à l'acte qui n'en appelle ou n'en mérite aucune. Je voulais comprendre, mettre des mots sur ce que l'on ne peut exprimer.
Voilà où tout ceci nous avait conduits.
En ce jour si morne d'après guerre, où flottait un parfum de renaissance, nous étions là, à quelques centimètres l'un de l'autre. Nous nous observions sans oser prononcer un seul mot. Un juif face à un collaborateur, que cette situation aurait inspiré Jean de la Fontaine dans ses fables. Et tour à tour, nous aurions pu nous métamorphoser en diverses espèces du règne animal.
Soudain, ne pouvant plus me contenir, je lui ai balancé sans ambages ni précautions, d'une voix secouée de sanglots :
« Pourquoi ? »
Doucement, il a levé la tête. Il était blafard, il semblait absent, un peu comme un homme sortant du coma. Des larmes, seules preuves du trouble qui l'envahissait, coulèrent le long de ses joues. Aucune rougeur, aucune expression, n'apparut sur son visage, qui demeura glacé et impassible. La ressemblance avec un masque était flagrante. Puis, d'une voix insipide, elle aussi dénuée de toute émotion, il dit :
- Ismaël as-tu une femme, des enfants ?
- Non, celle avec qui j'aurais pu fonder une famille a été dénoncée par tes amis les collabos. Tu sais, ces vautours, ces vermines qui se nourrissent du malheureux des honnêtes gens. Ceux qui s'élèvent en semant la misère et le désespoir. Oui, tu les connais bien car tu en fais toi-même partie. Comment peux-tu encore te regarder dans un miroir après tout le mal que tu as fait ? Comment peux-tu t'endormir le soir sans entendre les cris de douleur des enfants juifs que tu as livrés ? Comment ? La haine et la colère m'insufflaient une voix que je ne me connaissais pas moi-même.
Il éluda complètement ma question. Il ne semblait même pas atteint par la violence de mes propos, comme s'il n'avait rien entendu, ou qu'il n'avait pas pris conscience de ce que je venais de lui dire. Pourtant, je voyais bien dans son regard qu'il était anéanti. Et ce qui dans son attitude pouvait être pris pour un désintérêt total, était en fait le résultat de son abattement. Il poursuivit son monologue, un peu á la manière d'une confession :
- Tu veux savoir pourquoi est-ce que j'ai été poussé à faire une chose aussi abominable. Je vais te le dire. J'avais quelques ennemis, qui voulaient me voir plonger. Alors, ils ont fait de fausses dénonciations. Ils nous ont accusé, à tort, ma famille et moi d'être des juifs. Ils savaient pertinemment que c'était faux, mais ils voulaient me détruire. Ce moyen était très rapide et surtout très efficace. Le régime de Vichy commençait un peu á nous soupçonner. J'étais pris au piège comme un rat. Nous ne pouvions pas nous enfuir. Il fallait que je trouve une solution et vite. Il n'y a que celle-ci qui m'est apparue. Je devais brouiller les pistes, je n'avais pas le choix. J'ai donc décidé de m'engager dans la collaboration. Ainsi, les accusations perdraient de leur importance, tout n'était pas encore joué. Tu comprends, je voulais protéger ma femme et ma fille.... En voyant Marie, ma petite puce de 5 ans, ses grands yeux d'un noir intense, si naïfs, si innocents, je n'ai pas pu me résoudre. Je l'imaginais dans ces camps de concentration, hurlant de sa petite voix cristalline et fluette, mourant de faim et de soif. Seule, sans ses parents, rouée de coups. Je voyais encore et encore ces images insupportables défiler devant mes yeux. Tu sais mieux que personne toutes les rumeurs abominables que l'on raconte sur ces endroits. Ma femme, je l'aimais plus que tout. Ma fille, c'était ma chair et mon sang. Je ne pouvais pas. J'étais pris à envisager toutes les possibilités pour leur éviter ça. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Celle-ci m'est apparue. Un ami m'avait dit que c'était un moyen efficace pour détourner les soupçons. Mais finalement elles sont mortes quand même. A présent, qu'est-ce qu'il me reste, à part ce sentiment d'être un tueur, à part cette conscience de m'être trahi moi-même. Je ne peux plus dormir la nuit. A la tristesse s'ajoute une culpabilité dévorante qui me brise et me torture. Mais je ne veux pas me suicider, le suicide c'est trop facile, c'est la solution des faibles. Je veux payer pour ce que j'ai fais, payer comme il se doit. Je veux que tout le monde sache que j'étais auprès de ces collaborateurs, et que j'ai livré des juifs. Mais je veux aussi que tout le monde sache pourquoi j'ai fait ça. Ce n'était pas un acte de barbarie ou de jouissance. Je ne suis pas antisémite ni même raciste. Alors qui suis-je ? Je suis juste un homme qui était désespéré, et qui n'a vu que cette solution pour sauver les siens. Je ne suis ni plus ni moins qu'un esclave de cette guerre. Je sais que mon acte est impardonnable. Cependant je vais me rendre pour être jugé et peut-être exécuté, aujourd'hui plus rien ne m'importe. Je suis prêt á affronter le regard des autres, leurs injures, leurs jugements et la haine qu'ils me portent, qui, d'ailleurs, est bien légitime. Je suis un meurtrier, indirectement, détourné, d'une certaine façon. Mais les faits sont bien là, j'ai livré et dénoncé des juifs. J'étais l'ange de la mort. Oui, c'est ça, cette formule : "l'ange de la mort" me convient très bien, car même si je suis coupable, et c'est indéniable, j'ai la nette sensation de n'être qu'une victime, un pion dont le désespoir l'a manipulé, le mettant au service de cette cause sordide. Non, je ne suis pas en train de plaider ma cause ou de me faire l'avocat du diable. Je sais bien que je suis indéfendable. J'ai juste fait ces aveux car je te dois à toi mon ami Ismaël, même si notre amitié n'est plus réciproque, des explications. Je voudrais te poser une question. Plutôt une question rhétorique, car j'en connais déjà la réponse. Ismaël, penses-tu pouvoir me pardonner ?
A ces mots, j'étais complètement troublé. Je ne parvenais plus à distinguer le moral de l'immoral. Pendant toute la période de la guerre, j'ai détesté cet homme. Je le trouvais inhumain, il prenait même à mes yeux des allures de meurtrier sanguinaire. A présent, je ne voyais plus qu'un homme démuni, meurtri, victime des circonstances et de ses faiblesses. Et je me suis posé cette question "Si j'avais eu la possibilité de protéger et de sauver les miens, l'aurait-je fais à n'importe quel prix ?" Pour être franc avec vous lecteur, je suis resté abasourdi, car moi-même je ne pouvais y répondre. L'amour que je portais à ma famille, aurait-il pu surpasser et dominer mon sens de la morale, du bien, du mal, mon humanité ? Aujourd'hui encore, 20 ans après, je me repose cette même question : "Qu'aurais je fais ?". Je ne parviens toujours pas à y répondre. Dans 20 ans je n'y parviendrai toujours pas.
Ce que vous devez vous demander à présent, c'est si j'ai pardonné oui ou non à Franck. Certains trouveront mon choix stupide et faible, d'autres le trouveront remarquable. Mais entre nous, le plus important, c'est que je ne l'ai jamais regretté, et je dirais même plus, j'en suis fier. Je l'ai regardé dans les yeux, puis je lui ai souri et j'ai dit ces simples paroles :
- Franck, mon ami, je te pardonne.
Je n'ai pas l'ambition de proposer une morale. Cependant, voudriez-vous, cher lecteur, écouter le conseil d'un vieil homme tel que moi, qui, malgré sa mémoire défaillante garde intact l'enseignement que lui a prodigué la vie. Ce conseil c'est que tout n'est pas noir ou blanc. Avant de porter un jugement catégorique, essayez d'abord de trouver la tâche grise.
Marine LEQUAIN (Nérima), Lycée Pontus de Tyard - CHALON-SUR-SAONE