Derrière la guerre
Bénédicte Géroudet, collège de la Châtaigneraie, Autun, 71
« Lucie !!! » La voix de ma mère résonna dans toute la maison. Quand elle prenait cette voix, c'était mauvais signe, il se passait quelque chose de bizarre. Depuis plusieurs jours, je sentais bien que l'atmosphère était tendue. Je n'aimais pas ça. « J'arrive maman !! » Je dévalai les petits escaliers de terre qui menaient à la cuisine et je vis mon père et ma mère, assis à table. Leurs mines fatiguées et tristes me désolèrent, c'était très rare de les voir dans cet état. «Approche, dit mon père, nous devons te parler. » Il soupira et posa sa main sur celle de ma mère.
« Tu sais, ce n'est pas facile... la guerre a éclaté et les hommes doivent rejoindre leur régiment. C'est mon cas, malheureusement. » Maman éclata en sanglots, mon père l'entoura de ses bras. « Je vais recevoir ma feuille de route et puis partir... Au front, certainement. Dans une semaine, j'irai à Paris et ensuite au combat. » Des larmes perlèrent sur mes joues. J'étais incapable de parler. La tristesse me bloquait la gorge. Que fallait-il dire dans ces moments ? On devait s'attendre à cette catastrophe, le journal annonçait peu à peu les conquêtes allemandes. J'allais peut-être perdre un être cher. Je ne voulais même pas y penser. La rage me brisait le cœur. Je sautai alors dans les bras de mes parents et nous restâmes dix bonnes minutes comme ça.
Une semaine plus tard, Papa partit au front. Le matin, avant son départ, il se retourna, peut-être pour la dernière fois, vers la maison, Maman et moi. On se fixait avec des yeux empreints d'une tristesse sans comparaison avec les autres vécues jusqu'à présent. Personne ne soufflait mot. Maman et Papa s'embrassèrent, puis il se tourna face à la guerre. Ma famille venait de se briser à cause de cela. Je regardai mon père au loin et je courus vers notre demeure vidée de toute gaieté. Je passai devant et me réfugiai à mon endroit favori : le talus au bas de la côte. Cet été 1914 s'annonçait bien mal. Je m'assis à l'ombre du chêne et éclatai en pleurs. Je contemplais l'horizon. Bientôt, des milliers de soldats, français et allemands, se battraient pour leur patrie à plusieurs centaines de kilomètres. J'avais du mal à imaginer cette guerre : sanglante, violente ? Sans doute. C'était injuste de me voler mon père et aussi sûrement mon oncle, mon cousin. J'essayais de ne plus y songer. Très dur. La campagne de Bourgogne était paisible. Au loin, des champs s'étendaient à perte de vue. Des oiseaux batifolaient dans les airs et des lapins sautaient de buisson en buisson. Étaient-ils heureux ou tristes ? Moi, en tout cas, j'étais pénétrée d'une douleur indescriptible. Près d'ici, à Dijon, beaucoup d'autres familles devaient se lamenter sur leur sort. Sur le chemin du retour, je songeais à mon père, à mes souvenirs ; même à onze ans, on en a beaucoup. Des mauvais, mais surtout des bons. Un sourire s'installa sur mon visage en pensant à ces moments intenses. Mais il s'effaça bien vite. Là-bas, au bout de la route, je vis ma mère qui avait encore la main levée avec son mouchoir. Je m'approchai et observai qu'elle était dans un état déplorable. Elle s'était griffée le visage avec ses ongles longs et avait détaché et ébouriffé ses cheveux d'or d'habitude si magnifiques. La douleur semblait l'avoir vieillie de dix ans. Sa robe neuve en dentelle était froissée comme si elle avait passé des siècles dans une armoire. Pauvre Maman, elle me faisait pitié. Des larmes me brouillèrent la vue. Nous rentrâmes à la maison, bras dessus bras dessous, pour nous consoler.
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure et décidai d'aller faire un tour dans le village pour me changer les idées. Aucun bruit, pas un chat. Habituellement, à cette heure-ci, nos voisins se promenaient. Ce jour-là, personne. Normal à vrai dire. On entendait seulement un bébé qui criait quelque part dans les grandes maisons de ce patelin isolé. Je rejoignis mon talus et méditai. Là-bas, maintenant peut-être, au bout de ces innombrables prés et champs, mon père combattait pour la France. Le reverrais-je un jour ? Blessé, sûrement, ou alors pire... mort... héroïquement, j'en étais certaine. Avec un peu de chance, il nous écrirait pour nous raconter la guerre. Peut-être que je pourrais moi aussi lui écrire ? Et ma mère, elle se faisait un sang d'encre sans lui. Et comment survivrait-on si Papa ne nous apportait plus son revenu mensuel ? Maman devrait certainement travailler et je devrais m'occuper de ma grand-mère. A onze ans, c'est encore dur de se débrouiller seule.
La nuit suivante me parut très longue, je ne sais pas pourquoi. Je n'avais sûrement pas beaucoup dormi. Trop de choses se bousculaient dans ma tête de jeune fille.
Quelques jours après cette insomnie, je repris goût à la vie. J'avais invité plusieurs amies d'école à venir se divertir dans notre jardin de fortune, derrière la maison. On jouait à cache-cache, ou bien avec la corde à sauter que mon père m'avait fabriquée. Les pères et grands frères de mes camarades étaient eux aussi partis au front, ce qui, bien évidemment, les attristait. Pendant une partie de billes, la mère d'une de mes copines l'appela d'une voix mélancolique. Eugénie se dépêcha de la rejoindre en nous disant qu'elle revenait tout à l'heure. Mais elle ne revint pas. J'appris par la suite qu'elle venait de recevoir une lettre expliquant que son père venait de mourir, victime d'un obus.
Plusieurs journées interminables passèrent dans l'espoir d'une lettre ou une carte postale qui nous aurait changées. Mais toujours rien. Au bout de trois jours, la paix était revenue dans le cœur et sur le visage de ma mère. Le temps la rendait heureuse. Mais, on lisait de l'inquiétude sur sa figure quand elle voyait le facteur parcourir le village. Elle attendait comme moi. Alors, Maman se retournait en soupirant et partait pour l'usine en me laissant à ma grand-mère immobile dans son fauteuil.
Un beau jour pourtant, alors que Maman était allée au travail, on sonna à la porte. Je n'y prêtai pas attention. Mais le carillon tinta avec insistance et je me décidai à ouvrir, ne m'attendant pas à me retrouver nez à nez avec le facteur essoufflé.
« Excusez-moi, dit-il, je n'avais pas vu ce courrier au fond de ma sacoche pour vous, tenez. » Il me tendit une carte postale terreuse. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. « Merci », balbutiai-je. Mais il était déjà reparti. Je regardai la photo de la carte postale. Il était écrit : « Une guerre pour la paix dans le monde ». Je retournai la lettre et sautai de joie en reconnaissant l'écriture maladroite de mon père.
Chère Jeanne, chère Lucie,
Je suis au front. Les obus volent au dessus de ma tête en permanence. Plusieurs de mes camarades sont déjà tombés dans la terre pour la dernière fois. Moi, je ne suis qu'un peu blessé à la jambe mais je me porte plutôt bien. La guerre est indescriptible. Les tranchées sont boueuses et grouillent de rats affamés, comme moi. Je pense souvent à vous, vous me manquez énormément. Chaque pas que je fais en dehors des boyaux est pour moi une douleur insoutenable. A vous, Jeanne, Lucie et Maman. Courage. Bonnes pensées. André.
Cette lettre me fit l'effet d'un remontant. Je m'enthousiasmai à l'idée que Papa allait bien. C'était le principal. Je n'attendais plus que le retour de ma mère pour lui donner ce message. Je confiai la carte à la mère de Papa et je sortis de la maison en criant de joie. Je courus vers le talus et regardai l'horizon. Au bout de ces plateaux, Papa se portait assez bien et la guerre avançait, en faveur des Français, je l'espérais. Je dévalai la côte et traversai le champ que mon père avait laissé tel quel. Je m'allongeai dans les blés et fis le souhait de bientôt revoir Papa... et la paix. Maman revint tard ce soir-là. Elle venait de finir une longue journée de travail. Je lui donnai la lettre avec un grand sourire. Elle la lut et me sauta au cou de bonheur. C'était la première fois depuis quelques semaines qu'elle éprouvait autant de joie. Je la comprenais, on se comprenait. Cette carte lui redonnait goût à la vie. Tant mieux à vrai dire. Ce soir-là, le feu brûlait avec vigueur devant le fauteuil où Maman s'était assise, rayonnante, relisant ce message merveilleux et s'étonnant qu'il ait pu franchir la censure. Dans beaucoup de demeures du village, la paix n'était sûrement pas aussi présente que dans la nôtre.
Cette nuit-là, je trouvai très vite le sommeil, en songeant à mon père peut-être sous la pluie, dans une situation pénible. Il devait avoir faim, froid mais il était vivant. Mon rêve, ce soir-là, fut que mon père revienne vite, rassasié, entier et dans de bonnes conditions.
L'école avait recommencé. La plupart des filles de ma classe avaient leur père à la guerre comme moi. Les premières heures furent dures à supporter et se passèrent en silence... comme lorsque l'on rend hommage à une personne décédée. Les heures suivantes s'animèrent un peu plus. A onze ans, j'aimais bien les mathématiques et l'histoire. Le français, même si c’était la langue officielle et donc obligatoire à l'école, était très peu parlé et j'avais du mal à m'y faire. Même mes parents avaient des difficultés. Notre bon patois était bien plus courant. Aux récréations, je jouais avec mes camarades. Ces espaces de temps me permettaient de me détendre avec mes amies. Mais le cœur n'était pas trop à la parole ses jours-là. Puis, un jour, je me surpris à contredire mon institutrice. Nous avions fini notre programme d'histoire et elle nous parlait de la guerre actuelle :
« C'est un grand honneur pour vos pères d’être partis à la guerre, sachez-le ! La guerre sera certainement le seul événement glorieux de la vie de votre famille. Nous sommes invincibles, c’est de la camelote que les Boches tiennent entre leurs mains.
- Ce n'est pas vrai, criai-je, mon père y est et il ne s'y plaît pas. Il connaît des gens qui y sont morts !! Les Français ne sont pas imbattables !! » Je regardai Eugénie puis mon enseignante. Elle passa du blanc de la surprise, au rouge cramoisi de la colère. Je la fusillai du regard et elle m'envoya au coin pour le reste de la journée, sans m'adresser la parole. Je l'annonçai à ma mère ce soir-là, sans grande fierté.
Plus le temps passait et plus ma mère redevenait soucieuse. Depuis un mois, plus aucune nouvelle ne nous parvenait et Maman revenait de plus en plus fatiguée de l'usine d'armes qui l'avait embauchée. Les rations de nourriture se faisaient rares et de plus en plus chères, seules les quelques céréales du champ de Papa nous rassasiaient. Et l'hiver approchait, nos vivres, aussi bien viande que légumes, disparaissaient. La neige et le froid arrivèrent bien vite sur le village, augmentant notre peur pour les combattants. Maman me fit un gros chandail avec le peu de laine qui lui restait. Quant à ma grand-mère, elle frissonnait dans son siège en permanence. Elle allait peut-être mourir cet hiver. Cette idée m'attrista, d'abord mon père puis ma grand-mère. Le bois pour le feu était économisé mais le tas rétrécissait à vue d'œil. L'hiver s'annonçait très rude. J'imaginais avec difficulté Papa luttant contre les Allemands sous le gel. Les nuits devaient être terribles dans les tranchées. J'en tremblais. Papa ne reviendrait certainement pas cet hiver.
Quelques mois s'achevèrent et les beaux jours revinrent enfin. Grand-mère n'était pas morte de froid. Les oiseaux revenaient ainsi que la verdure et le rire des enfants. De temps en temps, on voyait des soldats revenir en permission. Leurs femmes et leurs enfants leur sautaient au cou, heureux. Pas comme moi. Papa n'était pas de retour comme les autres. Maman aussi s'en apercevait et, comme moi, s'inquiétait.
Un jour, alors que ma mère venait de rentrer plus tôt que d'habitude, le facteur revint, avec une fois de plus, une lettre de Papa. Celui-ci promettait de revenir bientôt. La carte datait de fin mars. Je fixai la route à travers la fenêtre. Au loin, il y avait deux personnes, en vêtements sombres dont une qui traînait. Je pensai à mon père qui était aussi un peu blessé. Maman avait lu la lettre et attendait avec espoir. Les deux hommes se rapprochaient. C'est alors que… J'y étais !! J'avais reconnu le tricot que Maman lui avait offert qui dépassait de la veste. C'était lui !! Même avec la barbe, je le reconnaissais. Je sortis de la maison en dévalant la côte, pieds nus sur les graviers. Peu importait. Il était là. Encore quelques mètres. Ma mère, l'ayant vu, courut derrière moi. C'est alors qu'il leva la tête et nous vit. Son regard scintilla. Il ne pouvait pas marcher. Je lui sautai dans les bras ainsi que Maman qui m'avait rejointe. On pleurait tous. Le soldat qui nous avait ramené Papa expliqua qu'en chemin il était tombé dans un fossé ce qui les avait retardés. Avec sa jambe déjà mal en point, il n'arrivait plus à avancer. Pauvre Papa !! Sa barbe le vieillissait, ses cheveux crasseux semblaient avoir ramassé toute la boue. Mais il était là, c'était le principal. Hervé, l'autre soldat ramena mon père à la maison, sous l'œil ravivé de sa mère. Quelle fête !
Après s'être lavé et rasé, Papa s'assit lourdement dans un fauteuil puis nous raconta la guerre. Ses premiers mots furent « La terreur, l'horreur des tranchées ». J'examinais mon père, ses yeux vifs s'excitaient au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit. Son visage creusé faisait savoir qu'il était affamé. Malgré ça, il avait gardé sa joie de vivre. Son histoire fut longue mais intéressante. Il nous dit qu'il avait beaucoup souffert mais qu'il avait aussi rencontré du monde. C'est comme cela qu'il avait appris notamment à jouer à la manille. Bref, la guerre était dure mais à plusieurs, on supporte. Les larmes me montèrent aux yeux. Mon père avait combattu pour la Patrie jusqu'à se casser une jambe. Maman lui donna à manger ce qui lui restait : du pain, quelques pommes de terre, un peu de fromage et des biscuits. Il reprit alors quelques couleurs et ajouta qu'il avait eu l'autorisation de rester quelques semaines de plus à cause de son membre fracturé. Ma mère le regarda avec tendresse et l'embrassa doucement comme par peur de le briser. Ma grand-mère fixa son regard sur son fils blessé mais heureux d'être rentré. Puis, nous allâmes tous nous coucher dans le bonheur d'une famille au grand complet. Quelques jours, puis quelques semaines s'écoulèrent rapidement. Notre foyer avait retrouvé toute sa gaieté d'avant, entrecoupée de récits de guerre qui nous faisaient frémir… ou sourire. Papa nous contait ses exploits mais aussi ses défaites : les attaques à l'arme blanche, les obus et les Allemands. Mais, arriva bientôt le temps des séparations qui fut plus horrible que la première fois. En effet, connaissant maintenant véritablement la guerre, nous avions plus peur. Il était reparti vers la mort et la panique.
Mon père revint plus souvent après cette permission. Plusieurs fois qui nous firent le plus grand bien. Beaucoup de soldats originaires de mon village étaient déjà tombés dans la boue. Mais pas Papa. Heureusement.
Puis, quelques mois passèrent sans nouvelle. Mai, juin, juillet 1916. Mais un jour, on frappa à la porte : tout s'effondra pour nous. Le maire du village venait nous annoncer que mon père, mon Papa à moi, André, était mort, lors d'un assaut à la baïonnette, le 13 mai 1916. Je me retournai vers ma mère, pâle qui s'évanouit dans mes bras. Elle ne se réveilla que le lendemain, tremblante et malade.
Quelques années après, en 1918, la guerre finissait, glorieuse pour les Français... mais sans mon père.