Mon séjour à la Cour
La voiture cahotait sur la route sinueuse allant vers le palais royal. Je quittais Paris pour Versailles, où le Roi m'avait fait mander pour mes talents incontestables de musicien. Un gentilhomme de Neuillv avait soufflé à Louis XlV l'enchantement que lui avaient procuré mes dons musicaux. Celui-ci m'avait alors fait l'honneur de me convier á la petite fête qu'il voulait organiser à Versailles.
Cela m'avait fort réjoui, car je n'avais jamais rencontré le roi en personne, ni été dans de palais si luxueux, si beau et si célèbre que Versailles, étant un membre de la petite noblesse et ne fréquentant que de petits hôtels particuliers parisiens.
Ledit jour, je louai un carrosse et partis de bonne heure. Je sortis de Paris en milieu de matinée et aperçus le grand palais vers onze heures.
Arrivé devant le portail, des laquais accoururent pour m'ouvrir et m'aider à descendre. Nous passâmes le portail et traversâmes la Cour d'honneur. J'eus enfin l'occasion de voir le célèbre château pour la première fois de ma vie, et j'en fus émerveillé. Devant moi, la grande et célèbre Galerie Des Glaces. Au rez-de-chaussée comme au dessus, il n'était question que de colonnes, de décorations, de petits escaliers, le tout surmonté d'un grand fronton rempli de sculptures et dessins de grande beauté, plaqués or.
Nous continuons d'avancer et nous arrivons dans le renfermement des ailes latérales, dans la cour royale. Autour de moi flotte un doux parfum de fleurs, et de la musique se fait entendre à quelques endroits. Des grandes portes attendent qu'on les traverse, mais les serviteurs me conduisent droit devant, dans la cour de Marbre. Deux courtisans discutent, et me font un signe de tête lorsque j'arrive à leur hauteur. Enfin, nous montons trois marches et nous entrons dans le vestibule.
C'est une jolie salle, mais moins majestueuse que l'on pourrait le croire. Un tableau est accroché face à moi et représente un jardin fleuri dans lequel se pavanent deux oiseaux. Les valets m'entraînent alors vers un petit escalier qui mène sur un grand couloir, tapissé de tableaux en tout genre. Je lève la tête et aperçois un plafond entièrement peint, d'une subtilité inouïe et pleine de petits détails. Mais je n'ai pas le temps d'en voir plus : les serviteurs me poussent dans un autre escalier, puis un autre couloir... Nous arrivons dans une petite salle peu meublée, mais très bien décorée. Les laquais m'abandonnent alors là, tout seul avec quelques nobles qui semblent très intéressés par un portrait grandeur nature du Roi Soleil. Je tousse discrètement, et les deux courtisans se retournent. Ils s'approchent, m'observent, et je comprends qu'il me faut me présenter.
"Je suis Grégoire de Giloin, musicien, je viens de Paris, c'est le Baron de Neuilly qui m'a fait inviter pour la fête de cet après-midi."
Ils me regardent d'un air soupçonneux, sans dire un mot. Je tente l'humour. "À moins que je me sois trompé ? Est-ce un hospice, Versailles est-il en face ?" L'un deux fait une grimace qui doit être sensée correspondre à un sourire, et me tend la main.
"-Charles de Nevers
-Peut-être... Je connais mal la cour de Versailles."
Il ne sourit pas. Il me montre une porte, et se retourne.
Bon.
Les gens de Versailles sont plutôt froids. Ou peut-être l'ai-je vexé... Je me dirige vers la porte, et l'entrouvre... Je faillis la refermer.
Un grand brouhaha retentissait, la pièce était inondée de tissus multicolores, de robes, de tableaux et de frous-frous. Les courtisans étaient tous là, à parler, à jouer, à balayer le sol avec leurs robes... Ils ne m'ont même pas vus, et j'ai du mal à me faire remarquer. Pendant un moment, j'ai même l'envie de retourner dans l'antichambre avec les deux hommes pas très bavards. Finalement, une femme, dont j'ai su plus tard qu'il s'agissait de Madame la Reine, me pousse vers le centre et me présente à tout le monde. Je pense qu'elle n'a pu le faire que parce que les valets lui ont dit qui j'étais. Une fois les quelques commentaires et questions posées, je retombe dans l'oubli, et le tohu-bohu reprend comme s'il ne s'était rien passé. Je m'assieds dans un coin et j'attends patiemment qu'on passe à la suite.
Finalement, la reine sort de la pièce, et tous les courtisans la suivent comme s'ils étaient accrochés à ses chaussures. On prend un couloir, puis un deuxième, enfin nous arrivons à un croisement, et le roi ainsi qu'une demi-douzaine de courtisans arrivent en face.
Le Roi Soleil était extrêmement bien habillé, avec une perruque haute et des bottes en cuir, une culotte bleue, un gilet beige, avec en dessous une chemise agrémentée d'un tas de pompons et de frous-frous. Il avait plein de chaînettes qui retombaient sur son costume, et il sortit une montre d'un air très sérieux, sous le regard attentif de tous les courtisans ; on ne sait jamais, il pourrait faire tomber un mouchoir par terre, et là, celui qui le ramasserait serait béni pour l'éternité. On se dirige vers la salle à manger, et c'est à ce moment là que je comprends l'expression "la loi de la.]ungle". Le Roi et la Reine s'asseyent au milieu, et, semblables à un troupeau de bisons affamés avant vu un coin d'herbe verte, tous les courtisans se ruent vers la table, à la recherche effrénée d'une place le plus près possible du roi ou de la reine. N'étant pas informé de cette chasse à la chaise, je me retrouve tout en bout de table.
Heureusement, la qualité du repas ne varie en aucun cas en fonction de la proximité de la chaise du roi, et je me régale de tout cœur devant les magnifiques plats qui me sont servis : des grands paons, des cochons de lait, des oies, des grosses salades parsemées de rognons ; chaque plat était décoré avec une montagne de châtaignes, de radis, ou de persil.
J'ai du mal à finir les fruits confits, après les plats froids, les hors d'œuvre, les volailles, le gibier, les gigots, les fromages, les compotes, les gâteaux…
On me dit que je ne dois pas trop me forcer, car après il y aura un petit banquet ! Quand vient la fin (ah bon, il y en a une ?), tout le monde se lève, on discute, et j'ai enfin l'occasion de m'approcher du roi. Je dois tout de même jouer des coudes avec tous les autres qui donneraient leur vie pour voir le souverain, lui parler, ou même le toucher... Finalement, Louis XIV m'accorde quelques minutes d'attention, et je me présente. Il me dit d'une voix forte :
"Ha ! C'est vous le jeune hobereau qui va nous distraire cet après-midi ?" Je ne sais pas si je dois le prendre en bien ou en mal.
"- En effet, je peux vous jouer du cistre, de la vièle ou du violon, ou encore du fifre.
-Parfait. Nous irons dans les jardins, vous passerez après les acrobates ?"
Je fais un signe de tête, mais déjà il est parti avec la reine, au loin. C'est fou ce que ce palais peut être grand...
Nous sommes tous partis dans les jardins, sur une petite place juste en face des appartements du Roi, qui sont au premier. C'est magnifique : tout est harmonieux, tout est rempli de buissons symétriques, de bosquets de fleurs, de fontaines et de statues. Les valets ont érigé une table sur laquelle biscuits et champagne sont à disposition. Les jongleurs font des exploits incroyables, mais ça n'a pas l'air d'impressionner la cour. À la fin du spectacle, je suis le seul à applaudir, je me demande si je n'ai pas fait une bêtise... Mais déjà vient la suite. Un jeune homme fait trois fois la roue pour atterrir sur les mains, sur le dos de deux autres acrobates. Il termine en un double saut périlleux, très périlleux, il salue et vient vers moi en m'annonçant que c'est à mon tour. Je m'assieds en tailleur dans l'herbe, mon cistre à la main, et je joue un morceau populaire de Paris, pour commencer. Mes doigts tremblent, mais je ne dépasse pas deux erreurs. Ils écoutent distraitement, sans beaucoup montrer qu'ils sont intéressés. Au bout d'un moment, ils semblent en avoir marre de me regarder, ils se retournent pour boire du champagne ou pour grignoter. Cela m'énerve, qu'ils ne respectent même pas ma musique, et je décide de changer brusquement de répertoire. Je me lance dans un concerto pour piano, transposé par mes soins pour cistre, avec des accords en septième dominante, et là, ils ne peuvent pas s'empêcher de tourner la tête. Non, mais quoi ? À quoi ça sert d'être l'un des plus grands musiciens de Paris, si on ne m'écoute même pas ? Je finis avec une gamme chromatique de trois octaves, puis je remballe et vais observer les réactions.
La plupart des courtisans, les plus gansés, les mieux coiffés, les plus attifés et les plus près du roi, me regardent avec admiration pendant quelques secondes, puis s'en retournent au sujet de conversation absolument capital qu'est le relâchement du troisième bouton de la chemise de Louis XIV.
D'autres, sans doute plus amicaux envers les étrangers, se rapprochent de moi pour me poser plusieurs questions, où est-ce que j'ai appris à jouer comme ça, comment je m'appelle, si je suis célibataire, si j'ai déjà visité une prison turque en temps de sécheresse, etc.
Une troisième catégorie, dont font partie les deux personnes qui semblaient avoir perdu leur langue tout à l'heure dans l'antichambre, me regardent d'un air indigné, comme si j'avais détruit chez eux toute image de musicalité. Mais bon... On ne peut pas plaire à tout le monde !
Le spectacle continue avec deux fakirs qui s'asseyent sur une planche à clous, et avalent des sabres. Moi, je retourne vers le buffet, et je prends une poignée de fruits secs. Puis je m'approche de Louis XIV, qui est en train de discuter avec Charles de Nevers. Une fois qu'il est parti, je m`approche et je lui dis :
"-Comment avez-vous trouvé ?
-Très bien, mais je crois que monsieur de Nevers ne l'apprécie vraiment pas.
-Qu'est-ce qu'il a contre ?
-Je pense qu'il n'est pas content parce que je risque de vous préférer à lui... Et d'ailleurs je crois qu'il a raison.
-Comment ça ?
-Est-ce que ça vous dirait de rester à la cour ? Vous deviendriez sûrement quelqu'un d'important, et tout le monde respectera votre musique... "
Il y a quelques heures, j'aurai sûrement accepté de bon cœur, et été extrêmement ravi que le Roi s'intéresse à ma personne, mais je me rends compte que je ne suis vraiment pas fait pour la Cour de Louis XIV, que ma place est dans Paris, à jouer des morceaux pour distraire mes amis ou pour gagner de l'argent. Versailles est rempli de riches qui ne pensent qu'au roi et à eux, mais je préfère rester simple, avec les autres, plutôt que d'être comme eux, à mépriser la musique, et à regarder les gens de haut.
Félicien PILLOT (Cielefin)Collège Claude-Gabriel Bouthière - ETANG-SUR-ARROUX