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Pendant que le peuple

Niveau 4e - sujet-2 - 1er prix

 

Anouk HUMBERT

Collège Louis Aragon 
CHATENOY-LE-ROYAL

Pendant que le peuple avait faim...

 

Je hélai une carriole, et attendis que le cocher s'approche. Il descendit, m'aida à monter, puis mit le véhicule en route. L'attelage était composé de deux élégants chevaux dont la tenue était très soignée. La banquette où je me trouvai était en cuir pourpre, qui s'accordait parfaitement aux tons sombres du bois dont était faite la carriole. J'étais satisfaite du luxe dans lequel je voyageais. En observant le paysage, je laissai mon esprit méditer sur la visite que m'avait rendue un des messagers de Sa Majesté. Le Roi me conviait à un dîner donné en l'honneur de son tout jeune fils, fruit d'une union avec Mme de Montespan, la favorite. Il avait légitimé l'enfant, et toute la haute noblesse de Paris et des environs avait été mandée. J'avais donc répondu présente à la sollicitation du roi.

 

J'avais opté pour une toilette couleur azur, mettant en valeur mon teint clair, et mes yeux pâles. Mon cou était orné d'une parure de perles bleues, assortie à mes escarpins. Je me désintéressai de ma personne un court instant pour admirer la vue que j'avais depuis la fenêtre de l'attelage. Le ciel était clair, et la lune pleine éclairait faiblement la route. Malgré le peu de luminosité, je distinguais les nuances de vert et de noir se mêlant sur les arbres que nous longions.

 

Je discernai soudain l'immense palais, tellement illuminé que malgré la pénombre, on se serait cru en plein jour. Versailles...

Je n'étais pas très sereine à l'idée de faire ma première apparition en public. Ce n'était pas mon habitude de me rendre à ce genre de soirée, mais une invitation du roi ne se refusait pas. Nous nous approchâmes davantage, et le cocher me déposa devant le titanesque escalier. Je lui glissai quelques louis, et inspirai profondément. Ces marches m'apeuraient. Ma première apparition... Je gravis les marches, avec toute la grâce dont j'étais capable avec cette peur qui paralysait mes membres. Une fois au dessus, je jetai un regard en arrière, et songeai qu'il était trop tard pour reculer.

 

Je passai le seuil des portes, et m'arrêtai, fascinée par la scène qui se déroulait sous mes yeux. Je n'avais jamais contemplé tant de lumière et de couleur à la fois. La musique de Lully m'emplit le cœur, comme pour me donner le courage dont je manquais cruellement. Je sentais en moi vibrer les notes et les accords du célèbre compositeur. Tous les regards se tournèrent vers moi. Je les ignorai, et me dirigeai vers le trône, pour saluer le Roi. Je sentis l'attention de chacun me suivre, mais j'avançai, droite et digne.

"Majesté", déclarai-je en exécutant une révérence parfaite, "c'est un honneur pour moi de me trouver parmi vous, pour célébrer la naissance de votre fils."

Je me tournai vers la reine, accomplis une autre révérence et ajoutai :

"Votre Altesse..."

Le Roi exprima son enchantement de me voir enfin. La reine renchérit :

"Chère Comtesse, j'ai beaucoup entendu parler de vous et de vos terres au nord de la Capitale. Le bruit court qu'il y fait bon vivre en été, et qu'on entendrait les ruisseaux chanter."

Je la conviai à me rendre visite aux beaux jours. Je rejoignis ensuite l'ensemble des convives qui déjà emplissait la salle, attentifs aux moindres faux-pas de chacun. Je me plaçai légèrement en retrait, pour moi aussi, observer ces gens dont j'avais fui la compagnie depuis la mort de mon mari.

 

Un jeune homme brun s'approcha de moi, je l'avais déjà rencontré, il s'agissait du jeune marquis Adémar Venceslas de Saint-Sabre Beau-Rivage. Je le saluai alors à mon tour, ravie malgré moi de retrouver un visage connu. Nous commençâmes à converser sur la société qui nous entourait, et nous échangeâmes des avis contradictoires au sujet de notre entourage. Je me sentis apaisée de mes craintes antérieures, je constatai que je retrouvais rapidement les habitudes de la cour. Le jeune marquis m'apprit les derniers scandales de la cour, les derniers "potins". Le Grand Condé était revenu en grâce, après le somptueux festin organisé par François Vatel. Le Roi avait été fort jaloux de Condé pour cela, mais Vatel était mort par son génie !

Nous avions quitté la grande salle, et étions descendus dans les jardins, toujours aussi beaux. Le Nôtre était décidément lui aussi un génie. Nous passâmes l'allée des orangers, que le Roi affectionnait particulièrement. Les fontaines s'allumaient à mesure que nous passions. Que d'ornements dans ces statues de pierre d'où jaillissait tant d'eau ! Nous dûmes faire à regret demi-tour, pour nous diriger vers la salle de repas. Nous eûmes à peine le temps d'entrer que déjà on nous escorta à nos places respectives. Nous fûmes fort heureusement placés côte à côte. J'étais assise à quatre chaises du Roi, et je m'en trouvai satisfaite. Puis le "Service à la Française" débuta, et nombre de valets se succédèrent apportant les plats destinés à apaiser l'appétit du roi et de ses hôtes.

Un fameux bouillon se présenta d'abord à nos papilles, agrémenté de pain à la Reine, dont la croûte me fut offerte par le marquis, comme le voulait l'usage, pour tremper dans mon bouillon. Les rôts furent amenés, et les domestiques nous offrirent de succulents quartiers de bœuf et de veau, puis des petits volatiles, cuits à la broche. J'observai subrepticement notre roi, et constatai que la rumeur qui courait était fondée, il ne mangeait bien que la mie ! Je me souvins à temps que notre souverain refusait d'utiliser la fourchette, et comme lui, je dus me contenter de mes doigts, ce que je répugnais vivement de faire depuis longtemps. Suivirent les entremets, composés d'alléchants blancs manger, de quelques légumes, de ragoûts, de tourtes, de pâtés, tant et si bien que je crus à l'explosion de mon foie. Les hors d'œuvre vinrent compléter les précédents plats, ne laissant presque plus de place pour le cinquième et dernier service. De grands valets vinrent changer les couverts de chacun, afin de terminer le repas sur le service des "fruits" ; nous pûmes alors déguster des tourtes aux fruits, des compotes, et bien d'autres délices merveilleusement sucrés.

 

Au terme du repas, je songeais que pendant que nous nous étions régalé, le peuple avait faim. Hors ceci n'était qu'un repas ordinaire. Je trouvai cela révoltant. Mais je n'y pouvais rien.

Je me mis de nouveau à observer mes pairs. Un stupide accident de chasse avait tué mon époux. Mon deuil s'achevait, d'où cette invitation du Roi. Il serait bienvenu sans doute que je retrouve un mari, je le sentais bien à la manière dont tous me guettaient du coin de l'œil. J'étais jeune, j'avais des terres, un titre important, j'étais donc un bon parti. Mais cette année de deuil, durant laquelle je m'étais retirée de la Cour, pour vivre sur mon domaine, avait déclenché en moi le goût de la solitude, des relations "vraies", fondées sur des valeurs telles que l'amitié, la sincérité, tout ce qui manquait effroyablement à cette Cour. Et je me fis la promesse qu'en dehors des obligations imposées par le Roi, je ne fréquenterais plus la Cour. Ceux ou celles qui souhaiteraient me voir seraient les bienvenus sur mes terres, si leurs intentions étaient pures, ce qui n'était pas le cas de la plus grande partie de tous ces courtisans poudrés, et assemblés autour du Roi tels des vautours sur leur proie. Aussi, je me retirai dès que l'étiquette l'autorisa sans que je paraisse impolie.