Rêve devenu réalité
Niveau 5e - sujet 1 - 1er prix
Marina CRUXENT, Aurore STADELMANN, Lisa ROSIER - Collège Louis-Pergaud - COUCHES (71)
Rêve devenu réalité
Je suis né en l'an mil cent cinq au château de la Grande Verrière et l'on m'a donné pour prénom Anselin. Je suis le cadet d'une famille de six enfants.
Mon père, suzerain, passe ses journées à parcourir des lieues à cheval sur ses terres et dans ses forêts, pendant que ma mère et mes sœurs, Adélaïde et Hermine font de la tapisserie assises auprès de la fenêtre à meneau. J'ai trois frères, Abran et Gossuin sont chevaliers, Siegebert écuyer, il sera bientôt adoubé. Je ne les vois que quelquefois, coiffés de leur camail, arrivant sur leur cheval de petite taille recouvert d'une flancherie. Quant à moi la chevalerie de m'intéresse pas, ma mère et mon père en sont contrits.
Je préfère être avec mon père auprès duquel je me sens bien, il comprend mon envie de me dépenser physiquement, et pour le jour de mes seize ans il m'offre un magnifique Frison, cheval à la robe noire avec tête longue et mince.
Mes sœurs coiffées ce jour là de leur haut hennin ont le nez collé au meneau de la fenêtre, guettant probablement une chute de cheval, mais que nenni. J'écoute les conseils de mon père et l'ayant observé à chaque fois qu'il montait sur son destrier je grimpe sur ma selle comme si j'en avais l'habitude et j'applique une tape sur l'encolure de mon cheval en lui disant « allez Espoir !!!»
Nous chevauchons tous les deux, mon père et moi, je suis fier d'être à ses côtés. Nous allons, rendre visite à un métayer très âgé.
Lorsque nous arrivons, celui-ci est assis à califourchon sur un banc de pierre, habillé d'une chemise et de braies en canevas. Il essaie de se lever, mais difficilement, il a une jambe raide ; mon père lui fait signe de rester assis. A ce moment là, je ne sais pas ce qu'il se passe dans ma tête, tout semble s'embrouiller, s'illuminer , je n'ai d'yeux que pour fixer l'occupation du métayer : il a posé une pierre sur son banc, qui représente un visage tout rond. Cet homme peu disert, mais voyant l'intérêt que nous portons à son ouvrage, nous montre ce qu'il a pu faire de cette pierre avec un petit marteau et une pointe. Je me sens transformé. Je n'entends plus les deux hommes parler. Mon père, toujours bon, glisse quelques pièces dans la main calleuse de son métayer qui courbe le buste en signe de reconnaissance et nous repartons au château.
C'est décidé, je veux tailler la pierre, moi aussi. Ma mère est affolée, elle se pâme, mes sœurs rient sous cape, mon père ne dit rien...
Les journées passent. Je suis toujours avec Espoir. Un après-midi alors que je suis avec lui dans son écurie, j'aperçois au loin, dans un nuage de poussière, un cheval blanc qui en s'approchant fait s'ébrouer Espoir. Je reconnais le bailli ; mon père l'accueille et prend le pli cacheté qu'il lui tend et le cavalier repart.
Mon père me fait appeler, je lui vois entre les mains ce pli ouvert qui porte le sceau du roi Louis VI le Gros. Il m'en lit le contenu : une église est en cours de construction à Autun et le Roi m'offre une tâche. C'est inouï, moi, fils de suzerain, tailleur de pierres !!! Mon père m'explique que je vais devoir beaucoup travailler, car je vais me retrouver au milieu d'ouvriers qui connaissent leur métier et surtout qui me jugeront, moi, fils de suzerain. Mais oui !!! Mais oui !!! Je vais travailler !!! Ma mère, mes sœurs accourent en entendant mes cris de joie alors que ma mère ne fait que se lamenter.
Je vais dans l'écurie où Espoir frissonne à mon arrivée, je le caresse, lui raconte ma joie ; il me répond par des petits coups de sabot sur le sol et lorsque je veux l'embrasser, il secoue la tête en hennissant ; je ne saurai jamais si c'est de joie ou de peine.
Puis le jour arrive où je dois quitter tous les miens et Espoir qui paraît triste. J'ai demandé à mon père qu'il veille à ce que le palefrenier soit bon avec lui.
J'ai dû remplacer ma cotte par un surcot de toile et couvrir mes cheveux d'un simple calot.
Mon père me conduit chez le maître-maçon à Autun qui nous reçoit à la Tour des Ursulines. Sur une grande table sont disposées des feuilles sur lesquelles je vois dessinées des figures géométriques, représentant des cercles, des arcs, des rectangles. Mon sang semble se glacer à la vue de tout cela ; quel rapport avec tailleur de pierre ? Le maître-maçon parle, parle, explique, tout se mêle dans ma tête.
Il nous conduit sur une grande place, gigantesque à mes yeux, où il y a déjà une église construite au Ve siècle. La poussière se mêle aux bruits de frappe sur pierres et bois. Comme il l'a été écrit sur le pli reçu par mon père, l'évêque d'Autun veut faire édifier une église de style roman dédiée à Saint Lazare dont la construction s'inspirerait de l'église clunisienne de Paray le Monial.
Mon père nous salue, j'ai le cœur un peu serré de le voir partir, mais je suis un garçon et faut que je sois brave.
Et c'est alors que tout commence pour moi.
Des tréteaux sont installés sur la place. Le maître-maçon se met à dessiner tout en me parlant, en utilisant compas, équerre, que je n'ai vus que sur des gravures.
Il m'explique que le tailleur de pierre doit savoir lire un plan car il réalise la structure de l'édifice en pierres : murs, voûtes, arcs, fenêtres qui sont des ouvrages géométriques, qu'il doit connaître la maçonnerie pour pouvoir implanter un ouvrage au sol et étayer lors de la pose des pierres. J'écoute avec attention tout ce qu'il me dit, tout en ayant la sensation de tout oublier au fur et à mesure qu'il parle. Il me montre son grand dessin qui représente, me dit-il, un gabarit qui sera exécuté en bois très mince et qui sera reporté sur la pierre ; ce gabarit est important pour toutes les pièces qui doivent être égales dans certains cas.
Mais avant il me faut faire l'apprentissage de ce métier manuel, il s'agit d'une compétence professionnelle qui ne peut se développer qu'au fil des années. Le tailleur de pierre doit avoir une connaissance parfaite également de la charpenterie, cette discipline étant l'art de poser des toits sur les édifices, de concevoir tous les cintres et échafaudages nécessaires à la pose des pierres. Il m'explique l'utilisation des outils nécessaires : équerre, compas, trusquin, massette, ciseau, taillant, bretture, maillet, broche.
Les jours passent, j'écoute, regarde, étudie tout cela plus vite que je ne pensais, puis arrive celui où je dois commencer à travailler seul mais sous l'œil bienveillant du maître-maçon.
Mon travail consiste déjà à tracer un bloc qui est une opération délicate, très précise. Ensuite, j'utilise une règle et un trusquin, instrument pour tracer des lignes parallèles, un têtu pour dégrossir les faces irrégulières des blocs et ébaucher les arêtes, ainsi qu'un taillant à tranchant droit pour enlever l'épaisseur en excédent. Je procède à la taille en utilisant une pointerolle, (petit marteau pointu), un ciseau à grain d'orge (lame plate avec des dents), une gradine (ciseau à dents pointues), une massette (marteau à tète rectangulaire), et je termine avec le taillant comportant des dents plates appelé bretture pour une finition striée fine. Quelquefois j'utilise la boucharde, marteau dont les deux têtes sont munies de petites pointes pyramidales pour aplatir les pierres dures, mais j'ai constaté que la pierre, parfois, se désagrégeait.
Lorsque toutes ces étapes de travail sont terminées, je grave ma signature en utilisant le ciseau à extrémité plate, afin que l'on mesure mon salaire suivant le nombre de pierres taillées, puis je note l'emplacement prévu où doit être déposée cette pierre par rapport aux autres.
Durant toutes ces tâches, la poussière recouvre mon visage et mes mains ; souvent quelques gouttes de sang tachent la pierre qui redevient aussi belle après un petit coup de ciseau, j'aime passer mes mains sur ces pierres que j'ai façonnées.
Pour les murs, les blocs très importants sont hissés à l'aide d'une grue écureuil ; elle est appelée ainsi car elle est actionnée par des hommes qui marchent à l'intérieur. Ces blocs sont posés sur du mortier, ils sont espacés de tous côtés à l'aide de cales puis on remplit les espaces avec des gravats montés avec une chèvre, c'est-à-dire une simple poulie et l'on y coule du mortier. Les joints sont essuyés à l'aide d'une planchette en bois.
Pour les arcs, j'exécute le travail d'appareilleur ; il me faut une grande plaque de bois mince et à l'aide une équerre et d'un compas je trace un gabarit que je numérote pour chacun de ces arcs nécessaires à la réalisation des voûtes.
Tous ces travaux sont exécutés dans un brouhaha infernal ; pierres qui s'entrechoquent, cordes qui grincent, coups de marteaux aigus, graves, personnes qui s'interpellent.
Je pense que tout ce qui m'arrive vient depuis le jour où j'ai eu Espoir. Durant ces tâches je me suis rendu quelquefois au château où Espoir m'a accueilli avec une joie folle en se cabrant, s'ébrouant, hennissant, tournant sur lui-même, mais au moment de la séparation c'est toujours la même peine.
Quant à ma mère, je ne saurai jamais si elle est contente de mon métier. Mes sœurs ont épousé des chevaliers et ont des enfants. Mon père reste pour moi la seule personne qui me comprenne et je lui en suis très reconnaissant, car c'est grâce à lui si j'ai pu faire ce métier. Maintenant, lorsqu'il me ramène sur le chantier, à Autun, c'est à moi de lui expliquer toutes les tâches nécessaires pour arriver à l'édification de cette nouvelle église.
Mais j'ai eu un très grand chagrin,. Un soir mon père est venu me chercher à la Tour des Ursulines, me disant qu'Espoir, déjà vieux bien sûr, était très fatigué. Je l'ai trouvé couché sur le flanc dans son écurie, il avait attendu mon arrivée, me regarda puis son souffle se tut... Ce fut une peine immense pour moi, mais le lendemain j'ai dû retourner travailler.
Je suis devenu Compagnon tailleur de pierres : avec d'autres compagnons nous effectuons des déplacements vers d'autres chantiers de construction ; ces déplacements sont la caractéristique importante des bâtisseurs de cathédrales ; maçons, charpentiers, cuisiniers même, tailleurs de pierre allons sur les chantiers des églises romanes de notre région très riche dans cette architecture, chacun y apportant son savoir-faire.
Chaque fois que je le peux, j'aime revenir sur mon premier chantier, celui de l'église d'Autun. Que d'années passées pour la construction de cette nouvelle église, combien de blessés, de morts écrasés par des pierres !!! Lorsque je passe sur les bas-côtés, je peux reconnaître les pierres que j'ai taillées, mes yeux se sont posés sur chaque grain, je passe mes mains rugueuses qui sont devenues calleuses comme celles du métayer de mon père…
Nous arrivons bientôt à l'an mil cent quarante cinq ; les travaux se terminent. Beaucoup d'outils sont abandonnés, ils ne sont plus utilisés : gabarits, compas, équerres ; les bruits et surtout les cris des hommes nécessaires pour l'élévation des grosses pierres se sont tus. Le maître-maçon est bien vieux, mais toujours là pour veiller à son ouvrage.
Quant à moi, aurai-je encore la force de continuer ce métier sur un autre chantier ? Souvent je repense, le soir, à cette journée de mes seize ans rendant visite à ce vieux métayer avec mon père et Espoir. C'est à partir de ce jour que ma vie a changé.
GLOSSAIRE :
Eglise Saint Lazare construite de 1120 à 1146, devient cathédrale fin du 12ème siècle Porche dont le tympan sculpté par Gislebertus fut terminé après 1146.
adoubé : consacré chevalier
bailli : agent du roi chargé de fonctions administratives
braies : culotte
camail : protection métallique recouvrant le cou et les épaules
flancherie : drap recouvrant le cheval
lieue : distance de 4 kilomètres
cotte : tunique
dam : désespoir
ébrouer : souffler de frayeur
écuyer : noble non encore armé chevalier
hennin : haute coiffure conique
meneau : battant de fenêtre
suzerain : seigneur dont dépendait le vassal