Un soir, un livre 2021
Cercle de lecture convivial ouvert à tous , qui fonctionne sous la houlette de Jeanne Bem
On se rencontre une fois par mois environ et on discute du livre choisi lors de la précédente rencontre.
On peut venir aussi juste pour attraper le désir de lire
Les comptes-rendus ci-dessous sont rédigés par Jeanne Bem qui coordonne le cercle de lecture
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Lundi 7 décembre 2021
Nous avions eu quelques personnes qui s'étaient excusées, et nous étions neuf en tout, chez Dominique.
Notre hôtesse avait apporté de la bibliothèque d'Igornay presque tous les romans d'Amélie Nothomb! Comme tous les présents avaient aimé "Premier sang", on peut dire que nous avons communié dans le culte de notre écrivaine belge.
Son humour noir, si particulier, a été apprécié, on a lu des passages. Les dialogues, nombreux dans le livre, présentent aussi des raccourcis, un tranchant, qui participent de l'humour.
L'idée qu'elle a eue de s'identifier à son père quand il était enfant et jeune homme est bien dans la continuité de son fameux mot d'enfant "moi, c'est Patrick". Indéniablement ce livre est une biographie, une histoire familiale, il est basé sur des faits, mais comment fait-elle pour entrer dans la pensée, la vie, les émotions intimes de son père? C'était un taiseux...
Autrement dit, elle y met vraiment beaucoup d'elle-même, et donc ce livre est bien un roman, une fiction. C'est comme s'il y avait deux voix superposées, la fille et le père.
C'est l'imagination de Nothomb, et son style, sa façon si particulière, pince-sans-rire, de rendre présents les personnages les plus invraisemblables, qui nous saisissent et nous emmènent dans cet "ailleurs" que raconte ce livre. Lire le livre prend trois heures, mais pendant trois heures on plonge dedans.
Evidemment, tout le monde a adoré aller "chez les Nothomb". Ce grand-père poète, si égoïste, monstrueux, ces enfants faméliques et cruels, cette grand-mère soumise qui essaie de nourrir la famille avec de la rhubarbe...
Ou encore, cet épisode où Patrick et Jacques rejouent le "Cyrano" de Rostand - mais le schéma se transforme de façon ludique, c'est un schéma "croisé", un Cyrano plus gai, qui procure à Patrick une fiancée inattendue. Car Amélie Nothomb prend systématiquement à contre-pied le monde normal, si bien qu'on est continuellement surpris. L'enfant Patrick n'est pas la victime qu'il aurait pu être, au contraire il découvre l'art de transformer toute expérience en découverte magique.
L'encadrement du récit par les événements tragiques de Stanleyville de 1964 a sur nous un effet, à savoir que nous ne rions plus. Nothomb, qui semble généralement évoluer dans un monde parallèle, sans grand rapport avec aujourd'hui, nous rappelle en fait, entre les lignes, que notre monde de violence planétaire a des racines profondes. La fin pousse le lecteur, la lectrice, à relire "autrement" les premières pages. On peut dire aussi que la dure éducation que l'enfant Patrick a reçue chez les Nothomb l'a comme préparé à l'avance au rôle qui l'attendait, tout jeune diplomate, au Congo pendant ces terribles mois.
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Lundi 8 novembre 2021
Nous avons eu une très agréable réunion et discussion chez Jacqueline hier soir.
Il a été question du film récent "Eugénie Grandet", dont les qualités narratives et esthétiques ont été reconnues, mais surtout du roman de Balzac.
Balzac était tributaire de son époque (première moitié du 19e siècle), mais aussi novateur et parfois précurseur. L'histoire se déroule vers 1820, et nous sommes deux cents ans plus tard! Le film, qui est d'aujourd'hui, met en relief la question de la femme dans la société patriarcale, en s'appuyant sur le titre. Car Balzac aurait pu choisir "Monsieur Grandet", mais il a mis volontairement le focus sur Eugénie. La lecture féministe était en germe dans le roman.
Balzac s'est voulu un romancier du réel (au point de nous fatiguer avec ses portraits et ses descriptions minutieuses de décors, ou encore ses exposés sur les finances de ses personnages). Le réel, c'était le côté novateur de son projet, personne avant lui n'avait écrit ce type de roman. Balzac voulait montrer aux lecteurs les coulisses cachées du monde des apparences et leur offrir un tableau exact des rapports de force dans la société et dans la famille, qui est une image réduite de la société. Il ne critique pas, il se contente de donner au lecteur des éléments pour visualiser et décrypter le réel. Parfois, a-t-on remarqué, il est même en avance: par exemple, Grandet a compris que le capitalisme de la rente foncière et du bas de laine est dépassé, il se lance (secrètement) dans la spéculation - Balzac entrevoit la financiarisation de l'économie.
Un autre aspect novateur, c'est comment le romancier se focalise sur la maison et sur les trois femmes qui la font vivre. Le personnage du jeune homme riche et gâté venu de Paris apporte un regard extérieur qui met à nu l'avarice monstrueuse du père de famille. Mais la maison renvoie aussi à une intériorité, à un monde féminin, à une intimité... ces thèmes sont rares dans les romans de Balzac. Les femmes cousent et ravaudent à longueur de journée. Elles essaient de vivre à l'abri du tyran et elles ont des secrets qui renforcent leur complicité. On a souligné la place importante parmi les trois femmes de la servante Nanon. On a beaucoup discuté du personnage d'Emilie - est-elle docile? quand se révolte-t-elle? devient-elle "elle-même" au cours du roman, ou devient-elle "la fille de son père" dans sa façon de vivre et de continuer de gérer ses affaires après la mort de Grandet? Elle fait quand même des choix qui marquent un certain non-conformisme, même si bien sûr la fin du film est anachronique, elle ne correspond pas aux possibilités qu'avait une femme de ce milieu vers 1830.
Bref, relire un classique de temps en temps, cela fait du bien!
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Mardi 28 septembre 2021
Nous avons eu une très belle réunion hier soir - malgré plusieurs personnes empêchées, nous étions quatorze, dans le spacieux salon de notre hôtesse, Elisabeth.
Le roman d'Ahmet Altan, Madame Hayat, a été très apprécié, pour ses diverses facettes.
Cet écrivain turc, né en 1950, est devenu célèbre en France par la publication chez Actes Sud de ses textes de prison, "Je ne reverrai plus le monde". Il a été un prisonnier politique de 2016 à avril 2021 (nous ne savons pas s'il est désormais vraiment en sécurité). Le roman "Madame Hayat" a été écrit en prison. Cela lui donne une résonance particulière: on comprend que le romancier, qui se croit privé de liberté jusqu'à la fin de ses jours, trouve moyen de s'évader en imagination dans le monde des hommes libres, grâce à la littérature. En turc le mot "hayat" signifie "la vie".
Ainsi se trouvent étroitement imbriqués les thèmes de l'histoire d'amour, de l'oppression politique, et des pouvoirs de la littérature. Il n'est pas indifférent que les deux jeunes protagonistes, l'étudiant et l'étudiante, soient inscrits en fac de lettres. L'auteur cite plusieurs fois des extraits des cours de leurs professeurs! Les allusions à la littérature mondiale sont constantes. On voit qu'Altan est imprégné de culture occidentale, et que son roman parle du monde réel tout en se trouvant au sein de la littérature une espèce de cocon. Par exemple, il fait comme Stendhal qui dans ses romans se réinventait en beau jeune homme prestigieux dont les femmes sont amoureuses. Madame Haya" reprend aussi le schéma du roman de Flaubert L'Education sentimentale qui raconte les amours du jeune Frédéric (il n'aime pas deux mais quatre femmes) sur fond d'événements politiques tels que la Révolution de 1848 et le coup d'Etat de 1851.
Cet ancrage historique du roman d'Altan fait peser sur l'intrigue une atmosphère grandissante de peur, sans que jamais soient directement nommés: la Turquie, Istanbul (lieu probable, les rives du Bosphore sont proches) et surtout l'autocrate, Erdogan. Dans la discussion, on a observé ce paradoxe: cette histoire pourrait se passer dans n'importe quel pays menacé par une dictature. Surtout, autre paradoxe, la liaison entre Fazil et Madame Hayat, ainsi que le lieu équivoque où ils font connaissance, et aussi les habitants de l'immeuble en coloc et l'autre liaison avec la jeune Sila, tout cela nous emmène dans un monde légèrement onirique, aux marges de la vie réelle, parfois drôle et souvent très beau. Le personnage de la femme mûre, sensuelle sans remords, désarmante avec sa sagesse acquise, et pourtant un peu inquiétante, mystérieuse... est une belle création de la fiction romanesque
Vendredi 29 août 2021
Vendredi, nous étions douze, réunis dans le jardin de Chantal, près de sa belle piscine. Ou treize, si on compte le petit-fils d'Agnès!
Le "roman inuit" de Bérengère Cournut, De pierre et d'os, a donné lieu à une discussion animée mais somme toute consensuelle. Certains, certaines, ont été complètement embarquées dans ce livre prenant, qui nous plonge dans la vie sur la banquise, avec sa courageuse héroïne et cette lutte de tous les instants pour arriver à survivre dans des conditions extrêmes.
Style sobre, beauté des paysages évoqués, contact presque charnel avec la matérialité de l'existence. Peu de paroles échangées entre les protagonistes. Des sentiments forts, mais des comportements réservés. En même temps, une sorte de violence omniprésente, qu'elle vienne de la nature ou des conflits entre les petits groupes ou à l'intérieur des groupes. Les animaux sont très présents, et les humains partagent leur souci essentiel: se nourrir et préserver la continuité de la vie. On se dit que les hommes préhistoriques devaient sentir, penser, lutter comme ces Inuits.
Le roman manque un peu de suspense, mais nous avons le déroulé complet de la vie d'une femme, avec la succession des moments-clefs - adolescence, sexualité, accouchements, maladies, mort. Nous savons tout des croyances et des rituels de la culture inuit quand elle était encore préservée (l'époque est sans doute le premier 20e siècle, comme l'indiquent les dates des photographies et des documents publiés en fin de volume).
La discussion a permis de préciser qu'il s'agit quand même d'une fiction! Une fiction qui s'appuie sur des documents uniquement. La romancière travaille un peu comme le faisait Jules Verne, qui travaillait à partir d'articles de journaux, de gravures, de récits de voyageurs, d'ouvrages savants. Elle ne se déplace pas, elle n'est pas allée visiter la banquise en ce début de 21e siècle (avec raison!), mais elle ne semble pas même avoir visité par exemple les musées nord-américains qui montrent les trésors de l'art inuit. C'est aussi un roman à la première personne: cela accentue la présence de l'héroïne, on entend sa voix, mais cette "vérité" repose sur une convention littéraire. J'essaie d'imaginer ce qu'aurait donné le roman de Flaubert, "Salammbô", s'il avait été écrit à la première personne, du point de vue de la princesse carthaginoise...
lundi 19 juillet 2021
Nous avons eu une belle réunion dans le Morvan, sur la terrasse avec vue de Christophe et Djinn. Nous étions quinze (et plusieurs s'étaient excusés), ce qui montre notre attachement à ces discussions littéraires sympa. Surtout quand on peut de nouveau se réunir.
Le Ruban, le livre de Ito OGAWA, a donné lieu à des échanges variés. Plusieurs ont beaucoup apprécié de le lire ces temps-ci car il apporte de la sérénité. Il parle, à travers différents personnages amis d'une perruche, du lien social, du mal d'être (qui n'existe pas qu'au Japon), mais aussi de petits moments de plaisir, de beauté, d'empathie ressentie avec quelqu'un d'autre. La Nature est très présente, mais on voit qu'elle a une place très restreinte dans la ville japonaise, ce qui rend plus précieux un arbre, un nichoir, une plume. La légèreté de la touche et le regard poétique de la romancière voisinent avec une dose de réalisme - quand on connaît un peu le Japon, on retrouve la vie quotidienne de là-bas et de ses rituels. C'est aussi un livre intemporel, situé dans le temps "d'avant", vers 1990-2000? On a quand même hésité pour savoir si l'introduction du Mur de Berlin dans les dernières pages était une bonne idée.
L'autre son de cloche s'est fait aussi entendre: certains lecteurs, lectrices, ont ressenti un léger ennui et parfois ont laissé leur lecture en plan. Mais comme ce sont en fait des nouvelles qui sont juxtaposées, ce n'est pas grave: la lecture d'une ou deux nouvelles donne une idée de l'ensemble. Ceux-là n'ont pas pu apprécier par exemple le retour de l'histoire de la perruche Ruban dans la toute dernière nouvelle. Chacun a eu sa nouvelle préférée, mais il est sûr que celle qui ouvre le recueil est la plus réussie, la plus intrigante, avec l'oeuf couvé dans le chignon de la vieille dame.