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Un soir, un livre 2022

Cercle de lecture convivial ouvert à tous , qui fonctionne sous la houlette de Jeanne Bem

On se rencontre une fois par mois environ et on discute du livre choisi lors de la précédente rencontre.
On peut venir aussi juste pour attraper le désir de lire.


Prochaine rencontre
 

Voir la page 2022 2023

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Mercredi 6 décembre 2022

   image : /upload/Annee 2022/UnSoir_22_Levi_Le_Christ_Couv.jpg

Hier c'était "un goûter et un livre" dans le Morvan - merci à Djinn et Christophe, particulièrement pour le vin chaud épicé!

Vers 1935, les villages du Morvan étaient peut-être un peu comme ce village du sud de l'Italie, Gagliano, perdu dans les montagnes, presque inaccessible - c'est le bout du monde et un endroit d'avant l'Histoire, d'avant le christianisme, d'avant même l'Antiquité, comme figé dans un très ancien monde archaïque. Carlo Levi, peintre et médecin, jeune intellectuel antifasciste de Turin, y est assigné à résidence. Il est "confinato", confiné, ce qui nous rappelle quelque chose! On comprend que le livre qu'il a tiré de son année de confinement, publié en 1945, ait connu un succès mondial. Il avait su s'adapter à sa situation: il s'était improvisé ethnographe du monde paysan et chroniqueur de son exil, il avait soigné des malades de la malaria, noué des amitiés, fait de la peinture, et s'était mis à l'écoute des habitants avec modestie et empathie, sans jamais les juger. Cela fait un récit humainement très riche, sans doute un peu trop minutieux, mais qui est un beau témoignage sur une vieille communauté rurale et ses extraordinaires codes et coutumes, et qui contient des pépites de réussite littéraire (les portraits, les paysages) et pas mal de passages pleins d'humour.

Je viens de résumer les points principaux de notre discussion - nous étions une douzaine et presque tous d'accord pour apprécier les qualités de ce classique de la littérature européenne.

Passons à l'année 2023. Nous allons nous retrouver le mercredi 11 janvier, à 14 heures encore cette fois, à Autun chez Agnès. Au programme: Annie Ernaux bien sûr, avec trois livres (ils ne sont pas longs) - "Passion simple" (1991), "L'usage de la photo" (2005) et "Le jeune homme" (2022). Trois amants, trois livres.

 


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Mercredi 9 novembre 2019

Nous avons eu hier chez Elisabeth (merci à elle) une très joyeuse discussion autour de deux romans de Colette. 
Est-ce que Colette est encore lue? est-ce qu'elle nous parle toujours? Est-ce qu'elle était féministe?
D'abord Colette appartient à la Bourgogne - on s'est amusés à évoquer son accent, qu'elle modulait paraît-il selon les circonstances!
Elle appartient aussi à nos souvenirs scolaires, aux dictées, à une sorte de légende qui la met du côté des fleurs, des insectes, des chats et des chiens.

Ces deux romans (que j'ai piochés un peu par hasard) vont bien au-delà de cette image un peu douceâtre. Ne pas oublier qu'à sa mort, l'Eglise lui a refusé un enterrement religieux, mais qu'elle a eu (chose qu'on a du mal à imaginer) des funérailles nationale: une femme, et en 1954!! Aujourd'hui, selon plusieurs témoignages, les ados lisent encore "Le Blé en herbe" (1923). Et ce roman s'inspire de la liaison qu'elle a eue avec un garçon de seize ans, le fils de son deuxième mari!!

La plupart d'entre nous, nous avions été déçus par "Gigi". Démodé, poussiéreux, cynique, du théâtre de boulevard ("Gigi" est tout en dialogues). L'écrivaine nous ramène à l'année 1899 et à la société de la Belle Epoque dans ce qu'elle avait de plus futile, et elle nous introduit dans ce milieu improbable des femmes entretenues, qu'on appelait des demi-mondaines ou des cocottes, avec en face les hommes riches qui se les payaient. La jeune Gilberte est éduquée par ses deux duègnes, sa grand-mère et sa grand-tante, de façon à se mouler dans ce milieu frelaté. Ce qui la rend sympathique, c'est qu'elle résiste. Ce qui est terrible, c'est qu'elle consent. La dernière phrase (quand Gaston demande sa main aux deux vieilles femmes) est typiquement une phrase de happy end, pour ne pas choquer la morale. Car "Gigi" est une nouvelle écrite par Colette à Paris sous l'Occupation, un travail alimentaire en quelque sorte, et on voit bien qu'elle puise dans de vieux souvenirs et de vieilles thématiques, qu'elle rebrasse pour écrire un petit texte qui par la suite séduira Hollywood : film de Minnelli de 1958, avec Maurice Chevalier et Leslie Caron  (pas Audrey Hepburn comme je l'ai dit par erreur).

C'est pour ça qu'il est intéressant de confronter "Gigi" avec "La Vagabonde". Thèmes semblables: dépendance de la femme, paternalisme du protagoniste masculin, manoeuvres prédatrices, résistance de la femme au mariage. Seulement, Renée Néré, "danseuse et mime", est plus âgée et plus expérimentée que Gigi, elle a une forte personnalité, elle résiste vraiment, et elle dit "non" au mariage avec des arguments très modernes quand on pense que le roman a été publié en 1910. On peut rapprocher Renée de Alvina, l'héroïne de D H Lawrence - et justement "The Lost Girl" se passe aussi avant la guerre de 14-18. Il y a dans "La Vagabonde" des choses sur la solitude de la femme, qui est le prix de sa liberté, sur la fierté pour une femme de gagner sa vie toute seule, ou sur la domesticité conjugale, ou même sur la sexualité... qui résonnent encore très fort aujourd'hui. Ce livre est aussi une vraie autofiction (comme on ne disait pas encore), et le milieu du music-hall et des tournées en province reflète directement l'expérience que Colette elle-même était en train de vivre depuis son divorce avec Willy (1906). Par endroits, on trouve aussi des paragraphes écrits dans un style un peu jazzé, phrases courtes, rythme de la vie moderne.

Alors Colette féministe? Elle avait des positions politiques traditionnelles. Elle disait qu'elle était contre le suffrage pour les femmes! Mais la fiction a l'avantage de donner libre cours à diverses options. On peut penser que dans "La Vagabonde" Colette a pu se faire plaisir en allant au bout d'une option particulièrement aventureuse. On peut dire aussi qu'elle était plus féministe dans ses pratiques que dans l'expression de ses opinions.

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Vendredi 23 septembre 2022

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Nous étions hier chez moi devant un bon feu, en petit comité (quatre personnes se sont excusées) - j'avoue aussi que j'avais oublié d'envoyer un rappel dans les jours d'avant.

Bonne discussion sur ce premier roman de Marie Vingtras, "Blizzard".

Certes, il est très sombre et n'est pas fait pour nous remonter le moral. Mais c'est un texte vraiment "littéraire", car l'autrice choisit une forme narrative efficace, en faisant un montage alterné avec les monologues intérieurs de plusieurs personnages, dans un cadre spatial et des circonstances très particulières. D'où un texte prenant et même haletant. (Quand on n'est pas découragé par la noirceur des thèmes - personnages sous emprise, abus sexuels et autres malheurs).
On peut aussi s'attacher à un personnage particulier - dans mon cas c'est le vétéran afro-américain, dont la présence à première vue est la moins plausible, au milieu de ces paumés, dans ce coin perdu et inhospitalier du Grand Nord américain. Petit à petit, avec les flash back, se précisent les différentes personnalités et les liens plus ou moins secrets qui les réunissent. Le paradoxe, c'est qu'on est au pays des grands espaces et en même temps dans un huis clos étouffant.

Les thèmes et les situations qu'aborde Marie Vingtras renvoient à un monde de violence qui est bien réel et attesté tous les jours, mais son livre est "littéraire" parce qu'il fait signe à toute une tradition de fictions et de films - chacun retrouvera ses références personnelles, de Jack London à Faulkner, de "Thelma et Louise" à "Fargo"... C'est donc aussi un livre écrit à partir de tout un matériel fictionnel pré-existant. Ce n'est pas un défaut, c'est une qualité

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Mercredi 24 août 2022

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Nous étions treize hier dans le jardin de Chantal (merci pour son somptueux accueil) pour discuter du roman d'Hélène Gestern, "555".

Le roman fait 450 pages mais se lit facilement, une vraie lecture pour l'été.

A part deux voix très hostiles, l'avis général était plutôt favorable.

"555" surprend par un choix de forme intéressant: quelques personnages diversement reliés les uns aux autres autour d'une quête, avec montage alterné de courts chapitres dont chacun est le monologue d'un personnage. Cette forme est une contrainte, et ainsi le roman s'inscrit dans une tradition. Dans un entretien sur FC (La salle des machines, 31 juillet) l'autrice a dit s'être inspirée pour cette forme d'un roman australien. Elle a mis beaucoup l'accent sur sa relation avec ses personnages, qui au fil de l'écriture ont évolué et se sont distingués les uns des autres.

Pour appâter le lecteur, la lectrice, il y a une énigme autour de l'objet à trouver (une partition), mais la quête n'est pas le vrai intérêt, elle fonctionne comme un "truc" narratif. Et la longue lettre explicative qui clôt le livre n'est pas convaincante.

Les personnages ne sont pas non plus très attachants, mais le travail (peu fatigant) des lecteurs consiste justement à bien les identifier, d'autant que leurs noms ont des consonances peu familières. On peut avoir de la sympathie pour la claveciniste âgée, ou pour le vieux collectionneur flamand, ou pour le menuisier naïf, ou pour la jeune interprète ado (qui est un personnage de second rang, elle n'a pas droit au monologue). L'autrice dit qu'elle a même un faible pour l'insupportable prof de fac. Le luthier est antipathique mais avec lui nous apprenons plein de choses sur les instruments. C'est peut-être un des intérêts de ce roman que de nous introduire dans divers espaces géographiques, divers métiers, divers cercles de la société, ainsi que dans les arcanes de la musicologie. Cet aspect documentaire est un point fort. En revanche, on a regretté le côté trop lisse et transparent du livre: il n'y a "rien entre les lignes", tout est expliqué, étalé devant nous.

Un des grands thèmes universels de ce roman (à part l'amour bien sûr) reste le deuil et la pensée de la mort, avec cette idée que la quête spirituelle, l'art, sont le seul, le vain et pourtant vrai remède. Cela montre une parenté (avouée d'ailleurs par l'autrice) avec les écrits de Pascal Quignard - le danger étant que ce roman pourrait en être comme le sous-produit.

Finalement, on a convenu que ce qu'il y avait de plus beau et de plus authentique dans "555", c'étaient les passages dans lesquels Hélène Gestern évoque - avec des mots à elle et parfaitement justes - la musique et les effets qu'elle produit sur ceux qui la rendent possible et sur ceux qui l'écoutent.

Bref, réécoutons Scarlatti!

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Mercredi 15 juin 2022

image : /upload/Annee 2022/UnSoir_22_Lawrence_Fille_Couv.jpg

 

Nous avons eu une très agréable rencontre hier, après un bain rafraîchissant. Merci à Nicole pour son accueil!

Nous étions en très petit comité, vu le nombre de gens en voyage, plus quelques autres empêchés. Mais la discussion a bien eu lieu!

Je reconnais que ce roman de D.H. Lawrence, "The Lost Girl", publié en 1920 et racontant l'itinéraire de vie d'une jeune femme de la bourgeoisie provinciale anglaise, née vers 1885, qui finit par se marier à trente ans, au début de la guerre de 14, avec un jeune étranger qui ne répond à aucun des critères de sa classe à elle - hé bien, ce roman qui est un classique a du mal à passer dans le lectorat français, peut-être par manque de background culturel? Aussi, j'ai essayé d'apporter des éléments qui permettent de mieux apprécier "La Fille perdue".

Il faut admettre que ce n'est pas un roman parfait: les premiers chapitres, qui racontent l'environnement et la famille d'Alvina, la "Maison Houghton" (lire: Haffton), relèvent de la sociologie, et l'héroïne a du mal à émerger. Elle s'affirme ensuite petit à petit. Le romancier choisit de la représenter de l'extérieur, en suivant ses hésitations. Cette jeune femme subit les contraintes de la société victorienne. Elle les refuse obstinément, d'instinct, mais un peu par défaut. Elle n'a aucun modèle, elle n'est pas une féministe militante du tout. Mais elle est flexible, ouverte à des expériences inattendues (comme d'aller à Londres pour une formation de sage-femme, ce qui est osé en 1905 - ou encore d'accompagner des films au piano dans un cinéma minable). Le dernier quart du roman se passe en Italie, dans l'hiver 1914-1915, et il est particulièrement réussi. La fin reste ouverte: l'Italie entre en guerre du "bon" côté, Cicio est appelé au front, Alvina reste dans ce hameau des Abruzzes incroyablement arriéré, et attend un enfant. Si son mari revient, ils iront en Amérique.

C'est un des premiers romans publiés par Lawrence. Celui pour lequel il est connu, "L'Amant de Lady Chatterley" a été publié aux USA en 1928. Le romancier est mort en 1930, à 45 ans, de la tuberculose. En Angleterre "L'Amant de L. Ch." n'a pu être publié intégralement qu'en 1960. Dans "La Fille perdue" il ne faut chercher ni des scènes torrides, ni de l'introspection psychologique, et pas non plus de message militant. Mais le thème majeur est déjà là. La société victorienne oppose un déni à la vie du corps, et c'est la rencontre sexuelle avec quelqu'un de radicalement "autre" qui libère la jeune femme. Alvina est comme droguée par la pulsion du désir, elle sous le choc de la "beauté" de son partenaire - un mot qui revient souvent). En aimant Cicio, l'homme du Sud, l'homme qui fait tache dans une rue des Midlands par son costume, son apparence, sa maladresse, sa pauvreté, Alvina se déclasse. Elle est "une fille perdue". A cette différence de classe, si prégnante en Angleterre, s'ajoute la race: plusieurs fois Cicio est désigné comme "l'étranger à la peau sombre". Quand l'Anglaise plus tard débarque dans l'incroyable hameau italien du bout du monde, elle est un peu comme la femme blanche parmi les indigènes!

Lawrence a mis beaucoup de lui-même dans ce roman. Son père était mineur de fond et sa mère plus éduquée, c'était un premier exemple de mariage mal assorti. Lui-même est devenu un transfuge de classe, rapidement admis dans les cercles d'avant-garde de Londres. Surtout, il a rencontré en 1912 la femme de sa vie, Frieda, une Allemande qui a divorcé pour l'épouser en 1914 - ce qui a valu au couple d'être soupçonné d'espionnage au profit du Kaiser! Bref, un mariage qui a fait scandale, comme plus généralement les positions esthétiques et sociales de Lawrence. Il est étranger dans son pays. Après 1918, le couple opte pour un exil choisi, leur "pèlerinage ensauvagé", qui les a menés en particulier au Mexique. Ils ont fait un séjour dans les Abruzzes en 1919.

Personnellement, ce qui me frappe dans "The Lost Girl", c'est le parti pris constamment nuancé du romancier. Tout est montré, mais il n'y a pas de jugement. Tout est problématisé. Alvina s'est-elle vraiment trouvée? Est-elle soumise ou émancipée? C'est indécidable - on peut toujours imaginer la suite de son histoire. Et la fraîcheur de ce roman, c'est qu'on y trouve tout ce qui nous préoccupe aujourd'hui: l'irruption de la guerre, déjà!! puis le racisme, et l'oppression des dominés; l'opposition entre le Nord et le Sud et la question de l'immigration (à l'époque, les émigrants économiques c'étaient les Italiens); et même MeToo, la question du consentement, la question du harcèlement et de l'agression (avec le dernier prétendant, le Dr Mitchell, un macho de première). Lawrence était un romancier très perceptif, très sensible, et respectueux des gens. Son cosmopolitisme lui permettait de prendre de la distance envers sa société et son monde.

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Mercredi 4 mai 2022

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En ce moment beaucoup soit sont en voyage, soit reçoivent famille et amis: nous n'étions qu'une poignée hier chez moi, mais notre réunion avait un caractère intimiste agréable. Plusieurs avaient aussi envoyé leurs avis sur "Connemara" de Nicolas Mathieu.

Les avis ont été contradictoires, on est plusieurs à ne pas avoir été convaincus. Mais il est apparu que "Connemara" est un roman à succès, particulièrement chez les jeunes, les trentenaires: c'est notre monde, notre langage, nos problèmes, on s'y retrouve, disent-ils. Question de générations? de degré d'information? Ceux qui lisent des articles sur le monde de l'entreprise, son management néo-libéral et les souffrances des cadres, ceux qui ont vu des documentaires ou des bons films (comme "Un autre monde" avec Vincent Lindon) n'ont rien appris de nouveau en lisant ce roman. 

On a quand même souligné des aspects positifs: le regard porté sur une région mal-aimée, ce "Grand Est", et certains personnages traités avec un peu de tendresse, comme le grand-père et le petit-fils. L'espèce de platitude de la psychologie et de pauvreté des dialogues peut être vue comme une approche de la vérité sociologique: ces gens n'ont tout simplement pas les mots. Pour ma part, j'ai trouvé que le livre est trop long, filandreux, sans forme. Le film "Un autre monde", lui, parlait aussi d'une réalité actuelle et très déprimante, mais il accrochait par son focus plus serré et par sa forme. Il y a ce qu'on raconte, et comment on le raconte.

Pour finir, un petit clin d'oeil à Flaubert (l'inventeur des formes, justement): plusieurs fois, Hélène, cette femme cadre, mariée, vivant en province et qui fait sa crise, semble rejouer au XXIe siècle des scènes du XIXe, updatées évidemment. Quand ado, elle rêvait sur les posters de la chambre de Charlotte ("C'est dans ces photos qu'elle se sentirait chez elle..."), c'est Emma feuilletant des albums d'images idéalisées et lisant des romans d'amour. Hélène met du sel dans sa vie en se cherchant des amants: le remède d'Emma. Elle a des rencontres torrides à l'hôtel, comme Emma avec Léon à Rouen, qui faisait ça déjà en 1840! (Nicolas Mathieu peut se permettre un style plus cru que Flaubert.) Enfin, la noce lamentable des dernières pages n'est pas sans rappeler comment Flaubert a traité la noce paysanne ("Madame Bovary", I, ch. 4).

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Mercredi 30 mars 2022

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Nous étions dix hier soir chez Agnès - merci à elle pour son accueil et son vin chaud parfumé, servi dans des tasses orientales.

Le roman du récent Prix Nobel Abdulrazak Gurnah, intitulé Paradis, était l'objet de la discussion. Livre intéressant, discussion intéressante.

Ce n'est pas le genre de livre dont on dit "j'aime" ou "j'aime pas". Plusieurs l'ont trouvé très dur, presque rebutant (beaucoup de violences, des relations humaines arbitraires, impitoyables parfois, beaucoup de choses sordides). Les moeurs sont difficiles à accepter pour le lecteur européen d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'esclavage (variante: l'esclavage pour dettes) ou de la condition des femmes. La peau noire est évidemment un motif d'oppression, les tribus africaines sont résumées sous l'appellation de "sauvages". Et il n'y a pas que les colonisateurs qui oppriment, c'est toute la société qui est violente.

Mais on peut nuancer : le récit est linéaire, agréable à lire, les aventures s'enchaînent; il y a souvent des coutumes ou des légendes évoquées, tout un merveilleux qui rapproche ce roman des 1001 Nuits ; le personnage principal, ce jeune garçon, Yusuf, a quelque chose d'attachant, il est étrange, "fou" dit-on de lui, il est du côté des visions et des mystères (comme son modèle biblique, Joseph), et il est miraculeusement épargné; la nature africaine est souvent hostile mais il y a quelques moments de grâce - une cascade, un bord de rivière, les jardins surtout. Mis à part ces lieux de rêve, le titre "Paradis" semble plutôt ironique.

Le roman nous intrigue parce qu'il parle de l'Afrique de l'Est, qu'en France nous connaissons moins bien, et d'un temps aujourd'hui historique, qui a été un moment fort du processus de colonisation. A l'époque les colonisateurs de là-bas étaient les Allemands plus que les Anglais. Le roman raconte les destins de quelques personnages locaux très typés, destins à situer vers 1900, dans un périmètre qui va de l'océan Indien en passant par les savanes et les  montagnes du Tanganyika jusqu'aux grands lacs. C'est aussi un roman qui magnifie le commerce. Le commerce n'a rien de pacifique. Mais avec ses risques de mauvaises rencontres, les fatigues des caravanes, les aléas du troc, il constitue un réseau de contacts humains qui régit la marche du monde depuis des temps immémoriaux.

L'auteur est né en 1948 à Zanzibar, un sultanat sous protectorat anglais qui a fusionné plus tard, en 1964, avec le Tanganyika pour former un nouveau pays indépendant, la Tanzanie. Gurnah a eu des parents commerçants et ses ancêtres étaient venus depuis le Yémen. La Tanzanie est ethniquement et religieusement très diverse, ce que Paradis illustre parfaitement. Des circonstance politiques agitées ont forcé le jeune Gurnah, qui avait un passeport britannique, à prendre l'avion pour Londres en 1967. Il s'est passé ensuite 17 ans avant qu'il revoie sa famille à l'occasion d'un voyage. En Angleterre il a pu faire des études, il est devenu professeur de littérature, il vit à Canterbury, il a publié dix romans, et jusqu'au Prix Nobel il n'était connu que d'un petit fanclub. Ce résumé biographique explique qu'il n'a pas connu le monde arpenté par son personnage, Yusuf. Mais il a gardé de ses années de Zanzibar un souvenir très vif des paysages, des hommes et des femmes, de l'atmosphère, des langues parlées, des couleurs, des odeurs même, et puis aussi ce sentiment d'une identité incertaine et de la précarité constitutive de l'existence, que l'exil qu'il a connu ensuite n'a pu que conforter.

Dans la discussion, on a parlé de "Paradis" comme d'un roman-fable à trame philosophique. Donc, à côté de la lecture au ras des aventures des personnages, il y a une lecture en surplomb qui est possible. Nous partageons les interrogations existentielles d'Abdulrazak Gurnah, qui lui-même dans ses entretiens se réfère à Shakespeare. Je suggère encore un autre rapprochement (l'auteur est de culture anglaise): le roman de Kipling, Kim, un roman d'apprentissage publié justement en 1900. Comme Yusuf, Kim est un jeune garçon qui doit se débrouiller tout seul, au milieu des dangers, dans un contexte colonial, et qui est partagé entre son identité européenne (son père était un soldat irlandais) et son appartenance à l'Inde par sa mère. Mais Kim déploie une énergie et une inventivité pour se tirer d'affaire que Yusuf n'a pas. Yusuf reste passif, silencieux, il accompagne son "oncle" Aziz comme une ombre - le seul choix qu'il fait survient à la dernière page et il reste difficile à interpréter.

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image : /upload/Annee 2022/UnSoir_22_Vuillard_SortieCouv.jpg    image : /upload/Annee 2021/Unsoir_22_Durrell_Couv.jpeg

Lundi 28 février 2022

Nous étions neuf  chez Michèle, merci à elle pour son accueil. Elisabeth Blondeau et Colette Vallée s'étaient excusées. C'était un vrai plaisir de nous retrouver pour un agréable moment de discussion littéraire, après presque trois mois d'interruption dus à Omicron.

Du coup, il y avait deux livres.

Lawrence Durrell, "Affaires urgentes": le livre recueille des chroniques humoristiques sur l'expérience du futur grand romancier qui a été attaché de presse à l'ambassade de Grande Bretagne à Belgrade, au début des années 1950. Il y a des passages drôles, mais nous n'avons pas été très réceptifs, pour plusieurs raisons. L'humour est très appuyé, il ne correspond pas au understatement que l'on attend d'un Anglais. C'est un livre très "méchant", xénophobe à l'égard des Yougoslaves et d'autres étrangers - aujourd'hui ça passe moins bien. Surtout, il donne une image d'une fatuité et d'une vacuité abyssales de cette petite société de diplomates qui vivent dans leur bulle. Ce genre de bulle existe sûrement, mais par les temps qui courent, se moquer du travail des diplomates tombe un peu à plat. Sans même parler de notre actualité, pensons par exemple au rôle héroïque d'un jeune diplomate, Patrick Nothomb, consul belge à Stanleyville en 1964: en maintenant pendant des mois de façon acrobatique le dialogue avec les rebelles, le père d'Amélie Nothomb a réussi à sauver la vie de centaines d'otages ("Premier sang").

Voici une transition pour le deuxième livre: Eric Vuillard, "Une sortie honorable". En effet, ce livre, qui est une mise en fiction - mais parfaitement documentée - d'un pan aujourd'hui négligé de l'Histoire de France (la guerre d'Indochine), concerne exactement la même époque, les années 50 et 60. Et comme l'auteur a une perspective critique très affirmée vis-à-vis du colonialisme en général, il nous emmène accessoirement, lui aussi, au Congo belge, qu'il saisit dans le moment de son accession à l'indépendance, 1961. Vuillard magnifie la figure tragique du premier "premier ministre" de ce pays, Patrice Lumumba. Le portrait d'après photographie du jeune leader africain, page 147, a du souffle.

Mais l'Indochine, c'est le Vietnam. C'est pourquoi "Une sortie honorable" nous rappelle également un beau roman que nous avions lu en 2013, "L'ombre douce" de Hoai Huong Nguyen - nous avions même réussi à faire venir la romancière pour une discussion cet été-là! "L'ombre douce" est d'une inspiration et d'une facture très différentes, c'est l'histoire de l'amour tragique entre Yann et Mai, entre un jeune Breton engagé en Indochine et une jeune Annamite qui a rompu avec sa famille. "Les survivants de la cuvette avaient marché dans la jungle pendant des centaines de kilomètres." Dien Bien Phu est très bien documenté dans ce roman, mais le récit est sublimé par le point de vue sur les deux jeunes personnages, et par un style fluide, d'une beauté impalpable.

Par contraste, le livre d'Eric Vuillard est d'une âpreté, d'une ironie, d'une férocité impressionnantes. On sent une colère à peine retenue contre l'ordre du monde, dont les sinistres mécanismes de pouvoir sont étalés au grand jour. L'auteur avait commencé ce travail de décapage dans "L'ordre du jour" (2017), que nous avions lu et admiré. Il y dévoilait la collusion entre les grands industriels allemands des années 1930 et Hitler. Il excellait déjà dans l'art du portrait cruel de chacun des différents acteurs de la catastrophe nazie. Cette fois il ne s'agit plus de l'Allemagne du premier 20e siècle, mais de la France de la IVe République. Seul de tous les politiques, Pierre Mendès France est épargné, avec la restitution de son intervention à l'Assemblée Nationale du 19 octobre 1950. Comme Lumumba plus loin, Mendès a droit à un beau portrait: "C'est si difficile de décrire un visage, mélange de chair et de pensée." (p. 54) Ce jour-là, Mendès dit la vérité à ses collègues parlementaires, et n'est pas écouté. Le livre accompagne la marche inéluctable des années suivantes vers les 80 000 morts et vers la sortie sans honneur. On sait que c'est Mendès France qui a fini par négocier les accords de Genève (20 juillet 1954). Vuillard n'en parle pas, cela doit lui paraître inutile, il trie dans ce qu'il raconte et il cherche à mettre au jour l'oublié, le passé sous silence, le petit détail significatif auquel on ne faisait pas attention. Tout le groupe était d'accord pour dire que "Une sortie honorable" est un livre exceptionnel non seulement pour le message qu'il envoie, mais pour la réussite formelle. On a l'impression que l'auteur maîtrise chaque élément - le choix des épisodes et des personnages, le focus, les ellipses, le rythme, les phrases, chaque mot.